El Salvador compte parmi les trois pays les plus dangereux au monde avec le Yemen et le Honduras. Décimé par douze années de guerre civile fratricide puis l’explosion des cartels des Maras qui ensanglantent le pays. Dans ce contexte catastrophique, une génération de cinéastes et de rappeurs se débrouille pour produire des œuvres libres et insoumises.
Rencontre avec Ricardo B’ATZ’, le réalisateur du premier long métrage « HOY » sélectionné en avant première mondiale au URBAN WORLD de NEW YORK.
Peux tu te présenter?
Ricardo B’atz’ : Je m’appelle Ricardo B’atz’, j’ai 33 ans, je suis né au Salvador en Amérique Centrale. Je suis originaire d’une petite ville Sensuntepeque, d’une région Lenca (tribu indigène). Ma mère est professeure de littérature. Mon nom B’atz’ signifie « Espace et temps » en Nahuat, la langue indigène de ma région. Les tribus indigènes ont été massacrées en 1932 par la dictature militaire et depuis ce temps, cette population cache ses signes culturels par peur. Moi je revendique au contraire mes racines indigènes en tant que métis.
« HOY » (« Aujourd’hui ») est mon premier long métrage que j’ai initié il y a trois ans. Au départ, j’ai eu le financement du ministère de l’économie suite à un concours de scénario pour faire un long métrage. Mais après le tournage, on a dû arrêter car on n’avait pas le financement pour continuer la postproduction.
La Post-production a eu lieu à Paris, comment as tu réussi à convaincre des coproducteurs français ?
R.B : A ce moment là j’étais le traducteur attitré du cinéaste français Pascal Tessaud qui faisait une présentation de son film « Brooklyn » au festival de cinéma ICARO au Salvador et qui regroupe toute la production d’Amérique Centrale de l’année.
On a sympathisé et il a voulu m’aider en me mettant en contact avec le producteur français Sébastien Hussenot de la Luna productions pour finir le film. On a commencé à discuter ensemble, à regarder les rushs, parler du scénario. Finalement Sébastien a été convaincu d’une coproduction, je suis parti les rejoindre à Paris pour faire les finitions du montage. Pascal a été mon mentor pendant le montage, il me donnait sans arrêt des conseils et m’a présenté Amandine Normand et Nicolas Milteau les monteurs de son film « Brooklyn » que j’avais beaucoup aimé, ainsi qu’une équipe de son Nassim El Mounabbih et Olivier Laurent. Sa société Cypher films est aussi coproducteur.
Quel est ton parcours ?
R.B : Je n’ai pas étudié le cinéma, déjà parce qu’il n’y a pas d’école de cinéma dans mon pays. J’ai étudié à l’université publique les Langues modernes (Anglais et Français) et je suis parti faire un Master de relations interculturelles à l’université de Lille pendant deux ans. Il n’y a pas d’école de cinéma au Salvador, pour te dire il n’y avait même pas de ministre de la culture jusqu’à l’année dernière ! Le cinéma est un rêve inaccessible dans mon pays qui est sous-développé. Les institutions n’investissent pas dans le cinéma, mais il y a une communauté de passionnés qui veut faire des films.
L’industrie cinématographique est quasi inexistante au Salvador ?
R.B : Il n’y a chaque année qu’un seul long métrage qui sort par an ! Mais seulement depuis 2012. Avant il n’y avait que des documentaires sur la guerre civile et très peu de fictions.
Combien de fictions de long métrage ont été produites dans toute l’histoire du Salvador ?
R.B : On pourrait dire qu’il y en a qu’une petite dizaine en tout. La moitié est sortie à l’international seulement. Les autres n’ont pas eu une bonne promotion, restant une seule semaine à l’affiche ici et ont vite disparu.
« HOY » est donc un exploit alors ! Tu as mis trois ans à faire ce film, c’est quand même assez long, comment as tu réussi à tenir financièrement et à aller jusqu’au bout ?
R.B : La première année, j’avais des salaires pour le tournage, la deuxième année j’ai du m’interrompre pour gagner ma vie, j’étais professeur de français et aussi le responsable d’un programme d’une ONG Cristosal de protection de migrants qui voulaient fuir le pays à cause de la violence vers les Etats Unis, le Costa Rica ou le Panama. Ensuite j’ai organisé un Crowdfunding pour financer la suite. Grâce à ça j’ai pu partir trois mois en France pour un premier montage. Ensuite j’ai dû repartir dans le Maryland et à Washington pour travailler comme jardinier, maçon, balayeur pendant trois mois pour repartir terminer le montage à Paris (rires) Aux Etats Unis, il y a une grosse communauté salvadorienne, ils ont vendu de la nourriture etc. pour réunir de l’argent pour que je puisse terminer le film.
C’est magnifique ! Ça représente j’imagine beaucoup pour toi et ton pays cette sélection en avant-première à l’Urban World HBO film festival de New York en septembre ?
R.B : Pour moi quand le producteur Pascal Tessaud m’a annoncé la sélection à New York, j’étais choqué parce que quand j’ai commencé ce projet c’était pour filmer les week ends avec mes amis (rires) ! Et peu à peu ça a commencé à devenir plus sérieux. Après la bourse du gouvernement, je pars faire le montage à Paris, puis là la projection à New York, donc pour moi c’est incroyable !
La moitié du Salvador, soit 3 millions sont aux Etats Unis, donc si le festival est Online à cause du Covid, beaucoup de monde va regarder. Les gens qui m’ont soutenu attendent avec impatience le résultat !
En France, on ne connaît qu’un seul film du Salvador, c’est « la Vida Loca » du réalisateur français Christian Poveda, originaire de Saint-Denis, qui a été malheureusement assassiné en 2009, un film très puissant sur les gangs des Maras.
R.B : Le film et l’assassinat de Christian Poveda ont eu un grand impact au Salvador car il montrait tout d’abord ces membres de gang autrement dans leur quotidien, comme des êtres humains normaux, comme nous. « La Vida Loca » a été vraiment apprécié par la population. Malheureusement, par des circonstances étranges, il a été assassiné au Salvador. On tend à l’oublier beaucoup, mais j’espère qu’on lui fera un jour un hommage. Il avait été journaliste engagé pendant la guerre, il avait beaucoup documenté la guerre salvadorienne. Il était vraiment attaché à notre pays.
Ça parle de quoi « HOY » ? Et pourquoi ce titre ?
R.B : Le film a beaucoup changé depuis l’écriture. Mais le film se focalise sur les moyens de transports de la capitale San Salvador. C’est un vrai chaos, blindé de passagers, beaucoup de vendeurs ambulants qui montent et vendent des bonbons, des livres, des voleurs, des gangs qui braquent les gens. Après mes études à Lille pendant deux ans, je suis retourné dans mon pays et j’ai été choqué par ma propre réalité. Avant pour moi c’était normal mais avec le recul, ce n’était plus normal. Intolérable même. « HOY », ça veut dire « aujourd’hui », même si on évoque dans le film les problèmes de violence qui se sont produits pendant la guerre, ça continue toujours. Il y a toujours des gens qui s’enfuient du pays pour les Etats unis, des disparus , beaucoup de morts, donc pour moi « HOY » c’est toujours.
On a eu la chance de découvrir le film en exclusivité, c’est un film où la violence et la menace de la mort sont omniprésentes à chaque instant.
R.B : Pendant la guerre civile dans les années 80 (qui a finit en 1992), beaucoup de gens ont fuit à l’étranger. 3 millions de salvadoriens vivent aux USA, cette population s’est confrontée aux problèmes des gangs ethnicisés. Les salvadoriens se sont regroupés dans des ghettos et ont formé leurs propres gangs jusque dans les prisons. Ces gangs ont été expulsés par Bill Clinton à la fin des années 90 au Salvador. Il y a la Mara M.S Salvatrucha et Mara 18, qui sont les plus gros gangs du pays. La violence a explosé dans tout le pays. La réponse du gouvernement a été de réprimer tous les jeunes des quartiers stigmatisés, beaucoup d’innocents ont d’ailleurs été emprisonnés. Il y aurait 400 000 membres actifs de gangs au Salvador pour une population de 6 millions, ce qui fait beaucoup. Mais beaucoup de monde autour d’eux collaborent tu vois… Le business de la drogue, les armes, l’extorsion de commerçant.
Pas facile de grandir dans cet environnement, j’imagine…Comment en arrive–t-on à faire un long métrage dans ce climat ?
R.B : A un moment, on comptait 15 morts par jour et des fois ça augmentait jusqu’à 80… C’était la folie. Aujourd’hui on annonce une baisse de la mortalité, mais en fait les disparitions continuent. J’ai voulu faire « HOY » pour nous confronter à cette réalité là. Le problème c’est que beaucoup de Salvadoriens essayent de nier la réalité. Et ça aggrave encore plus la situation. Pour moi, c’était une volonté de la confronter à partir de la quotidienneté des moyens de transport. Le gouvernement veut montrer la beauté du pays, les plages, les montagnes, les volcans. Moi j’ai voulu évoquer cette réalité brute.
Tu avais une équipe motivée autour de toi ?
R.B : On était 12 personnes au départ. Avec les comédiens, les figurants et les autres personnes qui nous ont aidé, on était bien une 50 aine de personnes qui m’ont aider à faire le film dans la rue. On a eu une protection policière pour pouvoir tourner dans la rue dans des coins dangereux, bloquer des routes etc.
De façon quasi documentaire d’ailleurs ?
R.B : Oui, j’ai capté des moments de vies au milieu de la population. Et même si avec mon coscénariste Leonel Novoa, au départ on ne voulait pas montrer la violence de façon frontale, je me suis rendu compte à Paris, avec du recul, en salle de montage que les images parlaient d’elles – même… Avec mon équipe de montage Amandine Normand et Nicolas Milteau on échangeait beaucoup. « On dirait que tu essayes de cacher quelque chose », « Laisse les images parler ». Donc j’ai regardé mon film d’une autre façon en m’éloignant de toutes les idées scénaristiques que j’avais.
Et j’ai découvert alors tout mon inconscient qui jaillissait sur grand écran. Le thème central du film n’était pas les moyens de transport mais véritablement la Peur qui gangrène chaque instant mon pays. La peur est partout omniprésente et avec l’équipe on a voulu développer cette sensation sourde notamment par le traitement du son, cette omniprésence de la menace qui règne dans ces bus. Le montage est au final très audacieux et je suis très content du résultat.
En même temps, il y a beaucoup de scènes lumineuses, vivantes qui contrastent avec cette facette sombre de ton pays.
R.B : Exactement, c’est comme le Ying et le Yang, il y a cette culture de la mort omniprésente mais aussi des solidarités, de la joie de vivre, un côté lumineux, humaniste, j’ai voulu montrer ces deux aspects dans le film. C’est une lutte entre la Vie et la Mort. Et j’espère que la vie l’emportera malgré tout.
Tu nous disais que tu avais aussi montré le montage aux étudiants de l’école Kourtrajmé, quels ont été leurs retours ?
R.B : Pascal m’a amené à Montfermeil pour avoir un échange avec une trentaine d’étudiants de l’école de cinéma Kourtrajmé. J’ai beaucoup aimé car ils m’ont donné leurs avis. C’était génial car j’ai eu le regard de jeunes étrangers qui viennent aussi des quartiers difficiles. Ils ont beaucoup apprécié le film, ils m’ont donné beaucoup de feedbacks. On a d’ailleurs organisé de nombreuses projos en petit comité à Paris pour nous aider à faire évoluer le montage pendant des mois, pour moi c’était un grand apprentissage.
Ton film s’éloigne du naturalisme et frise avec le cinéma de genre, le thriller américain et le film noir, on pense notamment à « Speed » avec Keanu Reeves, « Taxi Driver » de Scorsese, tu as voulu mélanger différentes influences ?
R.B : Ici au Salvador, on ne voit que des films de Hollywood. On n’a pas accès aux films des autres pays. C’est en étudiant en France que j’ai découvert par exemple la Nouvelle Vague, Jean Luc Godard, François Truffaut, Agnès Varda. J’ai vu une autre façon de faire du cinéma. Mais je voulais mélanger ça avec le cinéma américain sur un thème du Salvador. Les films américains, c’est beaucoup l’action, la vélocité. « Speed » avec Keanu Reeves, dans le bus c’était mon film préféré quand j’étais petit (rire) mais je fais aussi un gros clin d’œil à « Week-end » de Jean Luc Godard (rires).
Tu as collaboré avec un jeune rappeur SNIF, qui a grandit dans un quartier difficile.
R.B : J’ai rencontré Snif dans une battle de rap en impro. Il avait 22 ans. Il vient du quartier chaud Mariona près d’une prison célèbre. C’est un jeune qui a grandi dans un territoire de gangs, j’ai beaucoup aimé son état d’esprit différent et lui ai proposé d’intervenir dans une séquence du film où il fait un rap dans un bus. Ce que j’ai aimé dans ses textes, c’est qu’il montre une autre réalité plus sociale de ces ghettos, valorisant les travailleurs, l’espoir d’un avenir loin des gangs de la drogue. Et j’ai voulu mettre ce message d’espoir dans le film.
Tu as aussi collaboré avec le beatmaker New Yorkais SIBA SBG (Get Open), comment as tu travaillé avec lui ?
R.B : On a montré à SIBA la scène finale du film, fais écouter le rap engagé de Snif, il nous a proposé une composition étonnante qui mélangeait des sonorités religieuses de procession de l’enterrement de Jésus Christ à un son percutant Hip Hop de New York qui contrastait. Ça rassemble habilement dans cette fin tous les conflits et les antagonismes de la société salvadorienne.
Comment le public va réagir à ton film ?
R.B : Je ne sais pas comment il va le recevoir, d’un côté ils seront très contents de découvrir un film salvadorien, c’est un grand événement, le seul long métrage de l’année. D’un autre côté le film évoque cette violence vraiment et la gestion exclusivement sécuritaire du gouvernement, beaucoup de monde refuse de voir tout ça.
Le peuple salvadorien a t-il une tradition de contestation ?
R.B : C’était très fort pendant la guerre, les manifestations s’organisaient dans la rue, ils se faisaient massacrer. Depuis ce moment là les gens ont eu peur de contester l’état et l’armée. Le peuple est resté silencieux pendant longtemps mais depuis peu, la contestation ressurgit dans la rue, ce que je montre d’ailleurs à la fin de « HOY », même maintenant avec le Covid, les gens commencent à se réveiller.
Qu’espères tu avec ce film ?
R.B : (Rires) j’ai beaucoup aimé cette expérience, je veux continuer à faire des films, j’espère que les gens verront « HOY » et que ça me permettra d’en faire un deuxième.
Ton film va t’il donner un souffle à une génération de cinéastes ?
R.B : La plupart des gens qui ont fait des films chez nous ce sont des gens qui ont eu l’opportunité d’étudier à l’étranger. Mon film démontre qu’on peut rester chez soi pour créer ici. Il y a beaucoup de personnes enthousiastes qui veulent le faire. Lorsque j’ai terminé le montage à Paris du film, après trois ans de bataille acharnée, je ne l’ai jamais raconté, mais je suis allé aux toilettes. Je me suis enfermé, et j’ai commencé à pleurer, on avait enfin trouvé le bon chemin pour ce film.
Les gens pensaient que j’étais fou. Mais nous on promotionne l’Art, la Culture et on va réussir.
« HOY » pourrait être le film candidat officiel du Salvador pour les Oscars à Hollywood ?
R.B : (rires) Je ne sais pas, on verra bien, je suis déjà super heureux de le projeter à URBAN WORLD de NEW YORK qui a lancé les premiers films d’Ava Du Vernay, Barry Jenkins et tant d’autres ! C’est un rêve pour nous qui devient enfin réalité.