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Rap et Justice : Le crépuscule des libertés d’expression

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Lorsque le Rap est jugé dans les tribunaux français… Bref aperçu de l’histoire d’un mouvement blâmé par les uns mais adulé par les autres.

Le Domaine de la Loi

En France, la liberté d’expression est garantie par les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui appartiennent, au bloc de constitutionnalité depuis une certaine décision “Liberté d’association” du Conseil des Sages : “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi “

En revanche, cette liberté peut être limitée suivant la théorie de l’abus de droit. Il faut entendre par cette formulation, que la loi garantit une liberté de principe, qui connaît des exceptions en termes d’abus que le juge peut sanctionner. A ce titre, c’est souvent en France le cas pour les propos diffamatoires, ou pour l’incitation à la haine sous toutes ces formes. Ce fut le cas par exemple lorsque Jean Marie Le Pen a qualifié l’existence des chambres à gaz de “détail de l’histoire“. A ce titre, ces propos entrent aussi bien dans le champ du négationnisme que de l’incitation à la haine.

Tout étudiant en droit, ou érudit de tous genres, savent aussi que le juge dans son domaine d’interprétation de la loi peut anticiper voire empêcher certaines évolutions sociales. Le juge est le facteur humain donc corruptible d’un système juridique français où règne une certaine boulimie législative. A ce titre, on peut reprendre l’exemple de l’abolition de la peine de mort en 1981 par le grand Robert Badinter. Avant son abolition, les tribunaux ou plutôt les Cours d’Assises, se menaient une guerre sans merci pour appliquer ou pas la peine capitale. En d’autres termes, l’état de l’application de la loi peut quelques fois servir de témoin pour les prochaines évolutions sociales.

Le Domaine du Rap

En France, beaucoup imaginent que le Rap doit absolument porter “un message“. En réalité, le Rap né du mouvement hip-hop n’a absolument rien à voir avec les messages. Et il est né dans le Bronx dans les soirée de DJ Kool Herc, le slam en revanche est le prolongement de la poésie. Les groupes pionniers, IAM, NTM, et le Secteur Ä, ont toujours porté le témoignage des quartiers et des minorités dont le Rap était tributaire à ses débuts.

Le message dans le R.A.P, c’est sans doute l’exception culturelle du rap français. Cette fameuse “exception culturelle” trouve aussi son application dans le Rap. Le microcosme français a engendré la nouvelle vague, quelques uns des plus grands romanciers réalistes et naturalistes, et dans une certaine mesure, “le Rap à message“.

En revanche, le Rap s’il ne porte pas forcément de “message” a une dimension sociale. Né dans le Bronx à New York, il porte la culture des quartiers. De plus certaines branches du mouvement Hip Hop comme le Grafiti même s’ils ont aujourd’hui plus de succès qu’auparavant ont une dimension anti commerciale. Avec le temps cependant, en France des groupes comme Colombine, un rappeur comme Oreslan le Klub Des Looser, Jok’Air, Aya Nakamura, MHD, Jul d’une certaine manière, ont fait évoluer le Rap dans différentes directions. Aujourd’hui un Rap n’est pas forcément un pamphlet.

Quand NTM appuie sur la gâchette !

Fondateur dans le Rap français, NTM est aussi le premier groupe à connaître le courroux des magistrats français. Le sujet de la discorde c’est le titre “Police” extrait de l’album “J’appuie sur la gâchette” sorti en 1993. En quelques vers, Joey Starr et Kool Shen attise la flamme. Une première enquête classée sans suite est ouverte. C’est finalement suite à un débordement en marge du “Concert des Libertés” en 1995 organisé par SOS Racisme dans le Var que l’un des chanteurs va déborder en s’attaquant verbalement aux agents de la Police Judiciaire :

Les deux hommes écopent d’une peine de 6 mois de prison dont 2 ferme. C’est le début d’un long combat idéologique que Kool Shen exprimera quelques années plus tard dans le morceau “On est encore là” extrait du dernier album de NTM :

Quelques mots posés sur le papier par Kool Shen, le colistier de Joey Starr dans le deuxième couplet de “On est encore là“, et déjà il y a comme des “Odeurs de Souffre” entre deux France qui ne se comprennent manifestement pas. Dans son long plaidoyer, Kool Shen met en balance les propos “injurieux” de Joey Starr à l’encontre des agents de la Police Judiciaire qui lui ont valu une condamnation, et les propos des dirigeants du Front National à l’époque.

Avant de se dé diaboliser sous l’effet d’une Marine le Pen plus habile que son paternel, le FN devenu plus tard le RN était le roi des dérapages incontrôlés. Ce deux poids deux mesures dénoncés par Kool Shen restera à jamais le principal argument des rappeurs lorsque leur liberté de s’exprimer sera atteinte en Justice.

La décision de Justice à l’époque a essuyé quelques critiques et pas seulement des branches plus radicales. On le voit donc que bien souvent l’application de la loi dépend du juge, et sa petite marge de manœuvre, dans des circonstances quasi politiques, peut avoir des répercussions importantes. Mais au delà du bien fondé de cette décision, depuis ce procès, il y a bien deux France qui s’opposent , peut être même des France, et qui ne se comprennent pas.

Sniper : Des propos “antisémites et racistes” ?

L’ironie du sort sans doute. Car Aketo, Tunisiano, et Blacko se font connaître en radio avec “Pris Pour Cible” qui fait la une sur Skryock. Le titre passe en boucle au début des années 01′. Le titre commence sur le refrain de Blacko : “Catalogués et coupables à chaque fois“. Dans ce pamphlet de quelques minutes, qui finit sur un couplet en arabe de Tunisiano, le groupe exprime le malaise que ressente certaine partie de la population pour les “survet basket“.


CONTEXTE INTERNATIONAL : Après les terribles attentats du 11 septembre 2001, une forme de révolution idéologique s’est emparée des pays de l‘OTAN. Pour A. Adler, ce fut bien « une apocalypse, au sens originaire, grec que ce terrible spectacle du 11 septembre 2001. Mais comme toutes les révélations antérieures, la lumière qui s’en dégage est bien trop crue pour nous livrer autre chose qu’elle-même… » Attaquée en son cœur pour la première fois de son histoire depuis Pearl Harbor, l’Amérique ne va plus rien laisser passer sans pour autant basculer dans l’extrémisme. Youssoupha dans le titre “A Force de le dire” évoquera cette révolution sous ses quelques vers : “Et les soldats ricains sont devenus héroïques le jours où tous les musulmans du monde sont devenus terroristes“. De son côté, Akhénaton dans son titre “La Fin de Monde” (peut être le plus polémique jamais écrit par le groupe IAM) prédira aussi “c’est une révolution, cette fois ci elle est de droite”. Au delà des guerres préventives ou vengeresses, la guerre contre l’extrémisme musulman a aussi un autre effet : le renforcement de l’arsenal juridique à l’intérieur des pays libres . La lutte contre le terrorisme implique quelques aménagements avec les garantis constitutionnels. Les démocraties fragiles du début du siècle qui avaient fait preuve de faiblesse devant le nazisme ne veulent pas réitérer la même erreur. Mais ces mesures ne sont pas sans conséquences, et la méfiance grandit auprès de plusieurs catégories de la population. Les quartiers en font partie….


Et finalement c’est un certain Nicolas Sarkozy alors Ministre de l’intérieur qui saisit la justice pour les propos antisémites et racistes de Sniper dans le morceau “France” extrait de “Du Rire aux Larmes” et également dans le morceau “Jeteur de pierre” extrait de “Gravé dans la Roché“.

Et comme l’a expliqué Sniper dans le morceau “France Itinéraire d’une polémique” pour se défendre, ces propos sont la pour “alerter“. Ils expriment un “malaise”. C’est un “appel au secours“. Quoi qu’il en soit, la fracture en France paraît encore plus évidente. Tandis que dans certains médias de masse, la sanction infligée au groupe SNIPER paraît plus que méritée, dans d’autres franges de la population, personne ne comprend non pas que l’on défende l’idée de patriotisme mais plutôt qu’on attaque les rappeurs sur leurs lyrics.

Sous l’Ancien Régime, un livre comme “Gargantua” rédigé par le premier comique de l’histoire Rabelais avait provoqué l’ire de la monarchie qui y voyait une représentation de la boulimie du cul royal. Peut être finalement que les rappeurs n’ont pas eu l’intelligence nécessaire pour exprimer leurs critiques envers le système avec plus de finesse, et éviter les attaques trop frontales. Peut être aussi que le pouvoir en place à l’époque a confondu victoire matérielle et idéologique. C’est le rassemblement, le consensus, et l’union qui peuvent venir à bout des crises pas les affrontements et la division.

En 2005, les banlieues brûlent. Les émeutes que Passi avait appelé de ses vœux dans le morceau du même nom près de 5 ans auparavant, plusieurs années après la Marche pour l’Egalité, la périphérie fait entendre sa colère. Révélateur de la fracture en France, les émeutes sont mis en forme dans le morceau “Brûle” de Sniper qui par ailleurs se paie Joey Starr pour l’occasion.

Les Procès les plus cités : Youssoupha, La Rumeur, Monsieur R

Ce sont les grands classiques de la Justice et du Rap. La lutte judiciaire entre Nicolas Sarkozy et La Rumeur, une querelle vieille de 10 ans, le combat de maux entre Youssoupha et Eric Zemmour, le polémiste, ou encore un Monsieur R qui a plus fait l’actualité chez les insiders et dans les pages Faits Divers que sur les sites de Rap qui l’ont boycottés, font partie du bagage Rap et Justice.

Ce qu’il faut surtout retenir de ces affaires que tout le monde connaît, c’est qu’elle se produise sur le même modèle que les affaires précédentes. Certains parleront de saisie très opportuniste de la Justice, d’autres de crime de lèse majesté. Elles opposent d’ailleurs souvent la droite parlementaire et les rappeurs.

Concernant l’affaire la plus connue celle de Youssoupha. Le problème vient en réalité d’un verset polémique introduit dans le titre “A Force de le Dire” extrait de “Sur les Chemins du Retour“. Celui qui s’est autoproclamé Prim’s Parolier revendique clairement sa filiation au Congo Kinshasa dans cet album. Pour le Fils de Tabu Ley (le père de Youssoupha), le génocide “dont l’opinion publique se moque” est réel et occulté au pays des “diamants” (“Polaroïd Experience“). Dans ce pamphlet où il revient sur tout et rien, le rappeur lâche un verset à l’attention de Zemmour qui a déclaré de manière univoque : “Le Rap est une sous culture d’analphabète“.

Youssoupha lui répond : “Je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce c*.* d’Eric Zemmour“. La machine judiciaire se met en marche, et le Bakary Potter est accusé de “Menace de Mort“. Si la liberté d’expression avait consacré Public Enemy aux USA autrement plus agressif, NWA, et dans une certaine mesure certains rappeurs comme Eminem qui font clairement l’apologie de la drogue, le système français a quelques fois plus de mal à laisser les rappeurs parler. Aux USA, la liberté d’expression ne connaît que très peu de dérogations.

En réalité, le débat a été un peu déplacé. Car si Youssoupha avait proféré ces menaces d’une autre manière qu’en chantant, sa sanction aurait été amplement méritée. En revanche, les lyrics d’un morceau ne sont pas forcément des sentences ou des vérités absolues. Lorsque Migos chante “Bad and Boujie” pour ceux qui parlent anglais, ce n’est pas une révélation biblique. Laissons le Prim’s Parolier s’exprimer.

Le plus important, c’est lorsque la France fait l’objet d’un attentat atroce qui a traumatisé les parisiens jusqu’à aujourd’hui, c’est le même Youssoupha qui écrit un titre d’union entre les peuples extraordinaire avec “Lové Music” : “Aimer les siens ce n’est pas forcément détester les autres“. Le rappeur qui rendra hommage à Aimé Césaire et la “NGRTD” est loin d’être analphabète, et sa “sous culture(Eric Zemmour) domine les Charts avec l’ensemble de la culture urbaine.

Médine : “Une polémique par jour mais je reste jovial”

C’est sans aucun doute le rappeur le plus polémique de l’ère 10′. Originaire du Havre où prospère Din Records sous l’impulsion d’un certain Proof à la prod, Médine est un rappeur conscient mais également un rappeur ouvertement musulman. C’est à ce rappeur que l’on doit la saga des “Enfants du Destin” où l’artiste se met dans la peau dans sacrifiés de l’Histoire quel que soit leurs origines ou leurs ethnies. Passant sur tous les injustices du “court vingtième siècle”, le rappeur est attaqué par Vincent Cespedes s’en sur le site du Huffington Post: «En livrant des noms en pâture (de Caroline Fourest à Nadine Morano), sa plume trempe dans tous les encriers de l’intolérance: celui de la propagande djihadiste et des appels au meurtre de l’État islamiste”. A l’époque, dans un recueil de court métrage, projet collectif entre plusieurs artistes internationaux, sorti après le 11 septembre et lui étant consacré, le réalisateur égyptien Youssef Chahine avait été emporté dans une polémique similaire suite à son film court. Il y a des questions sur lesquelles il n’y a pas de débat.

Contexte National : Les attentats de Charlie Hebdo en 2015, et les attentats du 13 novembre ont manifestement durci non seulement la législation en France mais également les mentalités. La guerre contre le terrorisme islamiste est la première priorité de tous les gouvernements en place depuis cette date, et quelques fois elle met en place un régime d’exception au niveau des droits pour les personnes soupçonnés de terrorisme. Il n’y a aucun lien direct ou indirect entre le terrorisme et le Rap. En revanche, par une forme d’effet boule de neige, les mesures dans le pays à l’égard des “musulmans” et les scandales se multiplient. La polémique sur le voile par exemple qui prospère depuis 1989 avec l’affaire Kherouaa est un vif sujet de débat en France. Dans la plupart des pays européens le voile ne pose pas de problème car la France est le seul pays laïque d’Europe. La séparation des Eglises et de l‘Etat impliquent une séparation absolue des cultes et de la puissance publique. Malheureusement, l’affaire du voile cristallise l’opposition entre une France traumatisée une France plus ouverte sur ses questions. Les rappeurs prennent position sur tous les sujets relevant de ceux qu’ils considèrent comme du racisme tandis qu’une partie des chroniqueurs dénigrent leur intervention, et les caricature. L’atmosphère en France est irrespirable. Peut être que l’autre victime de ces attentats atroces perpétrés par des français et non pas des étrangers étaient les musulmans qui sont piégés par tous les racismes. Peut être aussi qu’acculés certains d’entre eux rejettent un pays qui les a vu naître. Car avant d’être une confession, la France est nation pluriculturelle (de tous temps). En France il y a un double double rejet.

Entre son clip “Gazza Soccer Beach“, et “Don’t Laïk“, le rappeur polémiste se place clairement partout où il ne le faut pas. Pro palestinien et ouvertement musulman, le rappeur qui a un succès mesuré en France, gène par son positionnement. Il décide de se produire au Bataclan. La scène historique de l’art français a été l’objet d’un attentat terrible quelques années auparavant.

Après l’annonce de quelques dates au Bataclan, ce sont surtout le nom d’un album de Médine ” Jihad, le plus grand combat est contre soi-même “et les paroles de certaines de ses chansons, en particulier celles de son titre «Don’Laïk» qui font débat. Les associations de victimes de l’attentat du 13 novembre tentent d’empêcher le spectacle. Médine obtempère et renonce par lui même à se produire au Bataclan.

Ce sujet intervient une semaine après la polémique impliquant le rappeur Sneazzy. S’il y a bien une chose à retenir de ces polémiques en chaînes, c’est qu’il y a peut être une fracture en France. Elle n’est pas “sociale” n’en déplaise au défunt Jacques Chirac. Il n’y a pas de “France d’en Haut en d’en Bas” comme le disait Jean Pierre Raffarin. Mais ce débat comme beaucoup d’autres en France illustrent les divisions dont le pays fait l’objet.

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