« Donne-moi la bonne clé ».
C’est ce que demande le colonel Andreas Breitner (l’acteur Johan Heldenbergh), « ancien » de la Guerre d’Indochine, à Soua Ly-Yang (l’actrice Linh-Dan Pham), femme du peuple Hmong, qui semble son reflet autant que sa compagne. Plus tard, Soua Ly-Yang expliquera à la jeune résistante algérienne, Assia « Bent » Aouda ( l’actrice Lyna Khoudri que l’on a aussi pu voir dans https://urbantrackz.fr/videotape/cinema/papicha/) qu’elle a accepté de suivre le colonel Andreas Breitner et l’armée française car :
« Les Chinois et les Vietcongs ne nous aiment pas ! ».
Mais avant de voir cela, le premier long métrage du scénariste Abdel Raouf Dafri ( scénariste de Un Prophète, Mesrine , Braquo) se sera ouvert dans l’Algérie « française » de 1960. Oui, « ouvert ». Si à première vue, Qu’un sang impur cherche la clé qui pourrait permettre à l’Algérie et à la France de mettre un terme à leur carrière guerrière, le film a cette ambition universelle qu’un poète – dont j’ai, pour l’instant, oublié le nom- avait un peu résumé par cette phrase :
« Délivre-moi de la nuit de mon sang ».
Plus pragmatique que poète, Le colonel Andreas Breitner, lui, n’oublie pas ses guerres, sortes de terres « no-limit » auxquelles il a survécu. Mais celles-ci l’ont vaincu et le tiennent entre deux frontières :
Il subsiste à l’état civil mais à l’étouffée. Par contre, il retrouve son envergure dans le conflit de l’Algérie qui n’est pourtant pas « sa » guerre. Même si les guerres ont souvent plus d’héritiers que de propriétaires, c’est peut-être dans cet envers du décor, ou ce revers de sa médaille, qu’il peut le mieux se refaire. Ce qui est une croyance très courante. Car, face à lui, bien-sûr, il trouvera d’autres « cartes » humaines qu’au fond, il connaît trop bien, quelles que soient leurs dimensions, leur visage, leur âge, leur couleur, leur religion ou leur sexe. Puisque la guerre, qu’elle accroche son souffle en Algérie ou ailleurs, transporte les êtres vers les mêmes erreurs promises et sert aussi de révélateur :
Ainsi, le leader Mourad Boukarouba (l’acteur Salim Kechiouche, qui étonne encore après son rôle dans Mektoub My Love de Kechiche) d’abord héroïque, insère ensuite une intransigeance qui le rapproche du fanatisme ou du souvenir d’un meneur peut-être à l’image du colonel Amirouche, Terreur de l’armée française lors de la guerre d’indépendance de L’Algérie. ( le colonel Amirouche a été abattu en mars 1959 pendant la guerre d’Algérie).
De son côté, le sergent-chef Senghor arabophone, lui, (l’acteur Steve Tientcheu également dans https://urbantrackz.fr/videotape/cinema/un-autre-regard-en-deux-actes-sur-les-miserables/ ), pourrait dire :
« Les Arabes et les Blancs ne m’aiment pas… ». Soit le prolongement de la thématique du racisme dont Soua Ly-Yang ( l’actrice Linh-Dan Pham) est la victime après, « bien-sûr», les Arabes et les musulmans dans l’Algérie coloniale de l’époque.
Nommer ce personnage Senghor est sûrement une référence à la Négritude et à l’indépendance du Sénégal dans les années 60, histoire commune avec l’Algérie et tant d’autres pays et cultures. Ainsi qu’à la capacité culturelle de l’Afrique noire. Laquelle capacité a pu et peut encore être niée par une certaine rapacité: bien des chefs-d’oeuvres d’Afrique noire telles que des sculptures se trouvent dans les musées européens prestigieux. L’ouvrage Restituer le patrimoine africain co-écrit par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy en donne un aperçu précis et très simple, allant jusqu’à citer un exemple de cette dépossession culturelle tel qu’il est fourni dans le film Black Panther (2018) de Ryan Coogler.
Cependant dans Qu’un sang impur…. où nous sommes dans les années 60, nous avons moins de recul que ce personnage ” conscientisé” du film de Ryan Coogler qui interpelle, dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, une conservatrice de musée devant une oeuvre d’art ayant appartenu à ses ancêtres. Soit une mémoire et une connaissance à laquelle cette conservatrice, pourtant “calée” dans sa partie, est totalement étrangère comme bien des descendants de la culture africaine et antillaise également.
Dans Qu’un sang impur…. nous nous “contenterons” du mot -vautour «Négro ». Il sera prononcé ( au lieu du terme « Karlouche », ce qui m’a beaucoup étonné) contribuant à donner l’occasion à l’acteur Steve Tientcheu d’avoir une stature un peu comparable à celle du personnage de Wallace Marcellus dans le Pulp Fiction de Tarantino. Et Abdel Raouf Dafri de rappeler en même temps que, oui, même en France, un acteur à peau très noire, cela peut être très cinématographique.
Dans Qu’un sang impur… on parle de Senghor dans les années 60. Mais le film cite aussi Camus. Et si l’on parle de Camus, à l’époque, on est aussi obligé de parler de Sartre. Car plusieurs des caractères de Qu’un sang impur semblent incorporer les positions de ces deux penseurs de l’époque, d’abord amis puis rivaux en raison de leurs avis divergents à propos du conflit entre l’Algérie et la France. Mais vidons rapidement tout malentendu de cet article concernant Camus et Sartre :
Qu’un sang impur compose plusieurs des codes du film d’action. Par moments, on est même dans le genre du Western. Le film évoque Camus en évitant la démarche paludéenne de la dissertation scolaire.
Dans Qu’un sang impur… on est entre la possibilité d’accorder sa «miséricorde » ou de choisir d’avoir…les mains sales. Voilà pour Camus et Sartre.
Et, pendant qu’on est entre intellectuels importants de cette époque, si l’on parle de Senghor et de la Négritude, et de la guerre d’Algérie, alors, on parle au moins aussi- sans les nommer- d’Aimé Césaire, grande référence culturelle et politique antillaise. Et…également du Martiniquais Frantz Fanon, auteur d’ouvrages relatifs à l’aliénation et à la colonisation, médecin-psychiatre, ancien élève d’Aimé Césaire, ancien résistant ( voir le documentaire Parcours de dissidents de la réalisatrice Euzhan Palcy sur les résistants originaires d’Outre-Mer pendant la Seconde Guerre Mondiale).
Frantz Fanon était aussi un grand admirateur de Sartre ainsi qu’un militant au sein du FLN dont il a été, un moment, le porte-parole.
Frantz Fanon décédera d’une leucémie quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie, soit une “période” dans l’Histoire de l’Algérie qui se déroule à peu près deux ans après celle que Qu’un sang impur… raconte.
En tant que film, si l’on peut à peu près situer Qu’un sang impur en tant que production française entre le Indigènes de Bouchareb et Les Misérables de Ladj Ly, le personnage du colonel Delignières (l’acteur Olivier Gourmet) devrait aussi facilement réussir à rappeler à quelques uns le colonel Kurtz joué par Marlon Brandon dans Apocalypse Now. Mais Gourmet ne singe pas Marlon Brandon : Nous sommes bien en Algérie et pas chez Francis Ford Coppola lorsqu’il « apparaît ». Et sa prescience du jeu combinée à celle des autres acteurs et de plusieurs idées de mise en scène permettent à Qu’un sang impur… malgré plusieurs « flottements », de mettre devant nos yeux des petits miracles.
Défendre la vie avec des cendres.
En nous rappelant en 2019, l’influence de la pensée et de l’engagement d’un Camus ou d’un Sartre, Qu’un sang impur nous dit peut-être aussi que les intellectuels d’aujourd’hui ressemblent davantage à des mannequins sublimés par leurs marges bénéficiaires. Et il nous parle peut-être aussi d’un penseur comme René Guénon qui, en 1946, écrivait La Crise du monde moderne , livre dans lequel il affirmait par exemple :
« Un des caractères particuliers du monde moderne, c’est la scission qu’on y remarque entre l’Orient et l’Occident ».
Mais Qu’un sang impur… nous dit aussi peut-être que nous sommes de plus en plus formés pour “évoluer” dans une société principalement calibrée pour filer vers le flash (pas seulement sur la route en cas d’excès de vitesse), le cash, le clash, l’image ” du jour” et l’émotion jusqu’à la commotion.
Parler du sang et faire parler le sang versé et emmuré dans la société française. Assez peu de productions s’encordent à ce genre de sujet dans le cinéma français afin de montrer leurs effets indésirables (pour qui ?) sur la France d’aujourd’hui. Car comme le montre une scène du film Qu’un sang impur:
« Attention, mines ! ».
Plutôt que de détourner la tête et de remettre à demain l’opération- vaste- de déminage de la société algérienne et française, Abdel Raouf Dafri, a choisi avec son premier film de réalisateur de monter- sans haine– en première ligne.
Son film sera dans les salles de cinéma à partir du 22 janvier 2020.