Home STAY IN CHRONIQUE Rap et censure : la fin des illusions politiques

Rap et censure : la fin des illusions politiques

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Longtemps, on a cru que la censure était l’apanage des gouvernements de droite, tandis que la gauche défendait la liberté d’expression. Ce schéma, hérité des luttes des années 70, semble aujourd’hui dépassé. La censure du rap, genre musical historiquement contestataire, illustre cette mutation. Aujourd’hui, qu’on soit à gauche ou à droite, la limitation de la liberté d’expression n’a plus uniquement pour objectif d’étouffer une parole politique dissidente : elle vise aussi à contrôler l’ordre public, contenir la violence sociale ou défendre des normes jugées essentielles.

Regardons d’abord les cas les plus extrêmes, où la censure reste fondamentalement politique. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, les régimes autoritaires n’ont jamais caché leur hostilité envers le rap. En Iran, par exemple, l’État interdit le rap pour des raisons officiellement religieuses, l’accusant d’être incompatible avec les valeurs islamiques. Mais derrière cette façade morale, c’est bien la peur d’une contestation organisée qui motive la répression. Le sort dramatique du rappeur Toomaj Salehi, condamné à mort pour avoir soutenu les manifestations après la mort de Mahsa Amini, montre que la critique du régime reste intolérable, même à travers des paroles de chansons.

La situation est semblable en Tunisie. Sous la dictature de Ben Ali, le rap était interdit car il symbolisait une critique frontale du pouvoir. Après la chute du régime en 2011, dans la foulée du “Printemps arabe”, le rap a connu une courte période d’émancipation, incarnée par des artistes comme Weld El 15. Mais cette liberté fut vite remise en cause par les nouveaux dirigeants autoritaires qui, sous prétexte d’instaurer l’ordre, ont à nouveau muselé les voix contestataires.

Même en dehors des régimes religieux, le problème est le même. En Chine, le rap est encadré, censuré, parfois interdit, sous prétexte qu’il serait “vulgaire”. La rhétorique change, mais l’objectif est identique : empêcher l’émergence d’une contre-culture contestataire.

Dans ces cas-là, la couleur politique est secondaire. Ce qui prime, c’est l’autoritarisme du régime, qu’il soit religieux, laïque, de droite ou de gauche.

La situation est plus subtile dans les démocraties occidentales, où la liberté d’expression est théoriquement garantie. Aux États-Unis, par exemple, le “Premier Amendement” protège même les discours les plus choquants. C’est ce qui permet à “Mein Kampf” d’être vendu librement, là où il serait interdit en Europe. Pourtant, cela n’empêche pas des formes de censure plus indirectes, notamment contre le rap.

Dès les années Reagan, dans les années 80, les pouvoirs publics ont cherché à limiter l’influence du rap violent ou obscène, au nom de la protection des mineurs. Le groupe N.W.A, avec son titre “Fuck Tha Police”, a été particulièrement visé. En 1989, le FBI a même adressé une lettre de protestation à leur maison de disques, dénonçant les paroles anti-police du groupe. Cette réaction a contribué à la censure de leurs concerts et à l’interdiction de diffusion de leurs clips sur certaines chaînes. En parallèle, des lois telles que la mise en place du fameux “Parental Advisory Explicit Content” ont vu le jour, marquant la volonté politique de contenir le rap jugé trop violent ou obscène.

Plus récemment, sous les présidences de Donald Trump et de Joe Biden – deux présidents aux positions idéologiques opposées –, les paroles de rap sont utilisées comme éléments de preuve dans les procès criminels. L’affaire très médiatisée du rappeur Young Thug illustre cette pratique : ses paroles, notamment celles issues de la chanson “Take It to Trial”, ont été utilisées pour soutenir son accusation d’appartenance à un gang criminel. Cette évolution montre que l’objectif n’est pas tant d’interdire la critique du système politique que de lutter contre la glorification de la violence et du crime, au prix d’une restriction de la liberté artistique.

En Europe, la tendance est similaire. En France, les gouvernements de gauche comme de droite ont tenté de contenir le rap lorsque celui-ci semblait troubler l’ordre public. Sous François Mitterrand, des groupes comme Ministère A.M.E.R. ont été condamnés pour leurs paroles provocantes dans la chanson “Sacrifice de poulet”. Sous Nicolas Sarkozy, l’affaire Sniper a enflammé les débats, avec des accusations d’incitation à la haine contre la police dans leur titre “La France”

Même dans des contextes très différents, cette dynamique se retrouve. Au Mexique, où un gouvernement de gauche est au pouvoir, les autorités interdisent aujourd’hui les concerts de “narcocorridos”, ces chansons qui glorifient les narcotrafiquants. Le concert annulé de Luis R. Conriquez à Culiacán en 2025, suivi de violentes émeutes, illustre combien la lutte contre la criminalité passe désormais par une censure culturelle assumée.

Ce panorama mondial montre à quel point l’équation gauche-liberté / droite-censure est devenue obsolète. À l’époque des années 70, ce schéma avait encore du sens : la gauche était portée par les luttes pour les droits civiques, contre la guerre du Vietnam, pour les libertés culturelles. La droite, plus conservatrice, incarnait souvent l’ordre établi et la répression de ces mouvements. Aujourd’hui, la situation a radicalement changé. Le contexte de mondialisation, de lutte contre la criminalité, contre le terrorisme, contre les discours haineux a brouillé les lignes. Ce n’est plus la couleur politique qui détermine la censure, mais des enjeux transversaux qui touchent aussi bien la gauche que la droite.

Finalement, si le rap reste une cible privilégiée de ces limitations, c’est moins parce qu’il dérange la droite ou la gauche que parce qu’il révèle les failles des sociétés modernes : inégalités, violences, désillusions politiques. Et face à cela, qu’on soit conservateur ou progressiste, la tentation de contrôler la parole reste forte.

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