Une fois que l’on aura dit – ou cité- que ce film a à voir avec Shakespeare et un pays d’Afrique noire (ici, la Côte d’Ivoire), il faudra pouvoir ensuite accepter, même sans bien les connaître, que la folie serve ici – comme ailleurs- de filtre et d’intermédiaire entre les deux.
Au début du film La Nuit des Rois de Philippe Lacôte, on survole d’abord le poumon vert d’une forêt en Afrique. Après un an de pandémie du Covid, et alors que nous sommes en France dans une période de « reconfinement » et d’impossibilité – sauf pour raisons impérieuses- de voyage à l’étranger, ces images sont d’abord agréables et dépaysent.
Sauf que près de cette forêt, se trouve une prison, la MACA d’Abidjan ( Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan). La prison , surpeuplée, du pays. C’est là que nous « allons ».
Rappelons que malgré sa croissance économique – qui peut faire penser à un « miracle» avec le développement d’une certaine classe moyenne- quarante pour cent de la population de la Côte d’Ivoire, aujourd’hui, est pauvre.
“Roman” ( l’acteur Koné Bakary) le héros, à peine adulte, est menotté et transbahuté à l’arrière d’un quatre-quatre. Face au garde armé qui le fixe, il est difficile de s’en remettre à l’espoir en cas de tentative de fuite.
Si ce jeune homme faisait partie d’un groupe armé ou de résistance bien entraîné, on pourrait s’attendre à ce qu’une attaque surprise change son trajet. Mais à son air apeuré, on comprend qu’il est vraiment seul et désarmé. Et qu’il n’a rien à voir avec les membres de L’Armée des ombres de Melville. Un destin à la Tahar Rahim dans Un Prophète, alors ?
Autant demander à un grillon s’il peut terrasser le vent.
A la MACA d’Abidjan, il y a d’abord et surtout…. Barbe Noire, l’acteur Steve Tientcheu (Les Misérables, La Mort de Danton, Qu’un sang impur, Qui Vive….).
Barbe Noire, incarcéré parmi les autres, est au dessus d’eux. Mais son règne expire. Malgré toute la chlorophylle environnante, il a du mal à respirer et il lui faut une bouteille d’oxygène à proximité en permanence. Son être peut se situer entre le Caïd de Daredevil et des traits de Marlon Brando dans Apocalypse Now. Mais s’il compose un danger repérable, ses mots, eux, en effritent le couperet. Car l’acteur Tientcheu a un peu trop la vulnérabilité du Lennie de Steinbeck. C’est donc dans une adaptation des Souris et des hommes que je crois qu’il pourrait davantage décoller.
Cependant, des souris et des hommes, il y en a dans La nuit des rois de Philippe Lacôte. Ainsi que des corps et des regards menaçants- plutôt hypnotiques- dont il est difficile de s’extraire :
« C’est pas en dansant qu’on a atterri ici ! ».
Pourtant, Roman est bien sous l’emprise d’une danse collective. Cette danse sourde, qui soude tous les autres, il ne l’a pas apprise. Car c’est celle de sa mort que tous ont décidée dès qu’il a reçu le titre de…Roman. Celui qui, lors d’une nuit de lune rouge, doit leur raconter une histoire et les étreindre avec.
Sa seule chance de survie lui est soufflée discrètement par le personnage… de Silence, le seul blanc du film – interprété par l’acteur Denis Lavant– dont on se demande ce qu’il fait, là.
Si tout est possible dans cet univers où les règles peuvent s’inverser ( « La seule prison au monde gouvernée par les détenus »), le blanc reste un souvenir colonial. Or, ici, il devient l’équivalent de l’ange gardien. Et son personnage est trop peu développé pour que l’on comprenne pourquoi il reste à part dans cette prison avec son coq ou son poulet sur son épaule où il va et vient tranquillement sans être inquiété. A moins que son personnage ne soit en fait “rêvé” par Roman ou le résultat d’une vision….
Il faut du souffle et du courage à Roman pour trouver quoi dire à tous ces hommes plus âpres et plus âgés que lui. Mais il n’a pas l’érudition ou le lyrisme du Ray-Joshua du film Slam de Sam Levin.
Si son histoire est la même que tous ses « guetteurs », qui connaissent aussi bien que lui le « quartier sans loi », il est par contre encore innocent. C’est d’ailleurs aussi pour ça que Barbe Noire, le premier, le condamne dès son arrivée :
« On ne change pas les sentiments. C’est ce qu’on ressent qui est réel…même si c’est injuste ».
Réplique de la vie politique récente du pays avec l’évocation de l’arrestation de l’ancien Président Laurent Gbagbo, cette Nuit des rois a aussi son cortège de prénoms distributeurs d’indices mais aussi de sortilèges :
Nivaquine (l’acteur Issaka Sawadogo) fait penser à la nécessité d’un traitement pour contrer les convulsions d’un pays en perdition. On découvrira que le traitement est limité et sanglant.
Demi Fou (l’acteur Digbeu Jean Cyrille) et Lass (Abdoul Karim Konaté) en opposants politiques cherchant à succéder à Barbe Noire font bien penser à des dirigeants politiques qui préfèrent l’usage des forces ( tant mystiques que physiques) à celui de la raison.
La nuit des Rois de Philippe Lacôte est un monde à suivre et à voir. Il sortira au cinéma dès que ce sera possible au printemps ou en été 2021.
Franck Unimo