Thursday, December 5, 2024

Elephant Man

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C.E.O HELL SINKY, author, journalist, documentary

Elephant Man Mis en scène par David Bobée

Il y a si longtemps que l’on croit les connaître, désormais, ces deux rochers accrochés à la notoriété en même temps qu’arrachés à la sobriété :

En 1985-1986, Béatrice Dalle était l’étincelle que Jean-Jacques Beineix, le réalisateur de 37°2, avait attendu, persuadé qu’elle était quelque part alors qu’il la cherchait toujours pour son film après avoir « vu » auparavant bien des actrices.
Dalle n’avait pas pris de cours de théâtre et n’avait pas fait escale dans une école de cinéma. Elle avait quitté sa province, en bisbilles avec sa famille, avant ses 16 ans. Et c’est elle que Beineix avait choisie. D’accord, elle n’avait pas une ride et était très belle. Mais elle était surtout sans bride.
Ensuite, après le très grand succès de 37°2 (qui rendra également célèbre son auteur, l’écrivain Philip Djian ) elle s’était insérée dans la partition de divers films d’auteur. Parmi lesquels, le Trouble Everyday ( en 2001) de Claire Denis avec Alex Descas mais aussi A l’intérieur ( en 2007) de Julien Maury et Alexandre Bustillo qui annonçaient peut-être l’adaptation ( très bien approuvée par la critique) de Lucrèce Borgia par David Bobée à nouveau à la manœuvre avec ce Elephant Man.
Aujourd’hui, on connaît bien plus Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade (l’autre acteur principal de 37°2 ) que Jean-Jacques Beineix, pourtant un des réalisateurs prometteurs des années 80-90. Celui-ci a fait un certain retour sur sa carrière cinématographique dans son livre Sur les chantiers de la gloire.

Mais on connaît « bien » Dominique Besnehard qui avait aussi été l’agent de Béatrice Dalle à l’époque de 37°2 et les années qui ont suivi. Agent d’acteurs pendant des années, également acteur par exemple pour Pialat, producteur, inspirateur de la série Dix pour cent et Président, depuis ce mois de septembre, de la commission d’Aide sélective à la distribution de films au CNC, Dominique Besnehard a aussi raconté dans son livre Casino d’hiver son amour pour sa Béatrice Dalle. Et comment il était parti la chercher alors qu’elle s’écumait dans la drogue avec son Joey Starr, alors son compagnon, bad boy, et un des piliers Rap du groupe NTM.

Pourquoi le pseudo « Starr » ? En mémoire de ces esclaves qui, un jour, trouveraient ou atteindraient leur bonne étoile. Une étoile de mer, c’est souvent joli fut-elle celle d’un shérif, mais on oublie souvent dans le sable qu’elle fait aussi partie des espèces carnivores.

Joey Starr-Didier Morville-ex/ Jaguarr Gorgone, de son côté, a aussi connu une carrière dissonante.
Dans sa première autobiographie, Mauvaises fréquentations, il raconte aussi devoir une partie de ses succès à des rencontres qu’il n’aurait jamais dû faire dans un schéma dit normal. Je l’ai déjà écrit dans un de mes articles antérieurs:

Il aurait été très difficile , dans les années 90, d’imaginer que Joey Starr, aujourd’hui, serait le comédien recherché qu’il est que ce soit au cinéma ou pour des séries télévisées ( Mafiosa, Dix Pour cent..). Pour ma part, il y a plus d’une dizaine d’années, je le donnais mort avant ses quarante ans au vu de certains de ses excès très médiatisés. Ma pudibonderie et mon ignorance incrustées jusque dans le fond de mes dents m’ont largement donné tort. J’aurais peut-être mieux fait, comme Joey Starr à une époque, de me faire poser des dents en or. Ça m’aurait peut-être aussi réussi. J’ignore ce que vous en pensez mais en attendant, Joey Starr, aussi, tout comme Béatrice Dalle, a eu une enfance rudoyée. Lui, comme Béatrice Dalle, aurait pu encore plus mal tourner que ce que l’on « sait » :

Si l’on considère leur image publique, plutôt que des créatures de rêve, Béatrice Dalle et Joey Starr sont des créatures de carnage. Personne ne s’étonnera si l’on parle d’eux comme de « bêtes de scène ». Et c’est comme cela qu’en 2019 on arrive très facilement à Elephant Man.

Mais Béatrice Dalle et Joey Starr ont aussi des armatures people. Cela crée vis-à-vis de Elephant Man un rapport ambivalent en allant le voir….aux Folies Bergères. Il est difficile de savoir si l’on y va en tant que ( pour) voyeur de notre propre folie- et de notre racisme- ordinaire parce que ce sont deux «vedettes » plus ou moins monstrueuses, sachant qu’aujourd’hui, dire d’un artiste qu’il est « monstrueux » est très flatteur.

Si l’on y va parce-que l’on aime leur jeu d’acteur et que l’on est curieux de voir l’alchimie de leurs deux présences scéniques « sachant » ce que l’on croit savoir de leur histoire commune et séparée.

Ou si l’on veut « voir » ce que peut donner sur scène le Elephant Man que l’on a vu au cinéma en noir & blanc réalisé par un autre David ( David Lynch dans les années 80). Même si, au départ, l’œuvre originale The Elephant Man avait été crééé par l’auteur américain Bernard Pomerance pour le théâtre.

Ces questions restent solitaires après la représentation car Béatrice Dalle et Joey Starr jouent du trouble véhiculé par leur image publique. Ce qui est le propre, généralement, de l’artiste ou de la personne qui a du coffre.
Béatrice Dalle, sur scène, dit par exemple sûrement avec une réelle jubilation :
« Je suis juste une femme qui compose dans un monde d’hommes» et « Ce que j’expose, c’est une illusion ».

Joey Starr/Elephant Man, quant à lui, ânonne, comme le lui enseigne son nouveau maitre, Frédérik Treves (l’acteur Christophe Grégoire ?), le jeune chirurgien londonien ambitieux et réputé :
« Si je vis selon les règles, je serai heureux » et « Les règles nous rendent heureux car elles sont faites pour notre bien ». L’entendre dire ça peut revêtir un aspect comique tant la «réussite » artistique et professionnelle de Joey Starr incarne, aussi, plutôt le contraire de cette croyance. Mais il répète seulement à voix haute, sur scène, ce que la majorité des citoyens du monde et de France consent à penser :

La pièce qui dure apparemment près de deux heures trente est loin d’être vide.
Elephant Man est le contraire d’une pièce « people » dont le socle repose uniquement sur l’affiche Dalle/ Starr. C’est bien sûr très bien écrit.

Et il y a la scénographie :

Bien qu’il y ait quelques anachronismes, nous sommes à la fin du 19ème siècle. Et ce décor clinique et froid qui imite la céramique impeccable réplique avec précision le craquement des camps de concentration qui « arriveront » un demi siècle plus tard ; le nucléaire ; la médiatisation du tueur en série avec la figure de Jack l’Eventreur ; et leur consanguinité cachée avec le monde médical, économique et occidental blanc tout puissant de cette fin du 19ème siècle qui nous asservit encore.
Pouvoir rampant, omniprésent et viscéral, cette pensée de fin du 19ème siècle secrète l’esclavage, la névrose traumatique des vétérans de guerre du 20ème et du 21ème siècle, du professeur David Banner hanté par son inconscient colossal, Hulk.

Joey Starr, de par son personnage d’Elephant Man, endosse tout ça. Ainsi que le harcèlement, la condition des migrants d’aujourd’hui. Cela lui donne une allure christique.

Une image qui m’a marqué de Joey Starr, sur scène, est ce moment où recouvert tout entier par une couverture, émerge uniquement sa tête. Il paraît alors avoir le corps d’un enfant chétif, avec une tête d’adulte, qui fait penser aux enfants dénutris, battus ou à…E.T. Mais avec sa cathédrale, il peut aussi rappeler le personnage de Quasimodo. Et pour “appartenir” à la science, il évoquera aussi la créature du Dr Frankestein.

Dans au moins une autre scène, sitôt que ses bourreaux apparaissent la nuit, période où les cauchemars que nous retenons le jour nous échappent, hypnotisé, en transes ou fanatisé, Joey Starr/ Elephant Man entame une danse comme sur un manège durant laquelle il déclame tel qu’il a été dressé. Et cela n’a plus rien à voir avec le manège du clip Ma Benz de NTM.

Le décor d’Elephant Man, pour l’époque, est peut-être high tech et parfait tout comme peut l’être le décor stérile de l’informatique et des nouvelles technologies. Mais celles et ceux qui l’occupent, les hommes qui dirigent ce bloc et ce décor, sont déviants et le crament comme nous continuons de cramer le bloc et le décor de notre monde que notre regard – intercepté par des écrans- ne voit pas. Elephant Man doit guérir d’une tare qui lui a été imputée. Il doit expier. Même si ce sont ceux qui l’exploitent selon une éthique commerciale, scientifique ou morale – victorienne- qui sont tarés. Mais ils le sont trop et sont par ailleurs trop nombreux, organisés, et trop violents pour être arrêtés.
Bytes ( l’acteur Michaël Cohen), le premier « Maitre » d’Elephant Man, à l’allure plutôt virile, très assurée, et sans doute homme charmeur, est ainsi le croquis du proxénète, du compagnon et du père conjugal, du dealer mais aussi de l’homme dépendant soumis à la petite cuillère de ses rêves de gloire. Homme criminel, il est libre de ses mouvements et de ses jugements tandis qu’Elephant Man, innocent, servile, respectueux des règles et vulnérable, aura une vie de repenti enfermé :

D’abord au cirque puis à l’hôpital.

Joey Starr est le comédien principal d’Elephant Man. Je crois que cela aurait été mieux qu’il conserve sa voix et son intonation habituelle même si, en les retrouvant à la toute fin, son personnage semble nous dire que, depuis le début, il nous a joué ce que l’on attendait de lui sur scène…comme dans la vie.

L’arrivée de Béatrice Dalle sur scène est une agréable surprise : on sait qu’elle figure dans la pièce, on l’attend et on se demande quand elle va se montrer. Et puis, elle arrive. Elle a un plaisir évident sur scène et dans le fait de jouer avec Joey Starr. Je suis plus partagé sur son jeu vers la fin lors de la mort d’Elephant Man/ Joey Starr.

L’arrière du décor est assuré par une large vitre panoramique qui permet de voir arriver et partir les personnages : Quelle belle perspective ! On dira que cela reflète aussi très bien notre monde de voyeurs, certaines back rooms, ou nous remémore que nous sommes des êtres de passage. Mais en terme de jeu, ce dispositif rappelle très bien comme jouer, c’est d’abord avoir une présence physique. D’ailleurs, lorsque Joey Starr/ Elephant Man sort définitivement de la scène après sa mort, juste avant d’entrer en coulisses, il est sorti de son rôle et ça s’est vu à sa façon de se tenir.

Avec un duo Starr/ Dalle aussi « connu » et qui sait remplir l’espace, il est peut-être difficile de se faire remarquer à son avantage en tant que partenaire de jeu…. Si les comédiens qui interprètent l’infirmière ( Clémence Ardoin?), le chirurgien Treves ( Christophe Grégoire?) “Jack l’éventreur” ou encore l’employé de l’hôpital ( Radouan Leflahi ? ) se démarquent , La danseuse XiaoYi Liu est celle qui y parvient le mieux :

Le temps d’un solo, elle évolue dans une dimension où personne ne peut la rejoindre ; animale, araignée éventrée, zombie, danseuse de Butô, elle fait ressusciter plus d’une fois nos cristallins. Que sa gestuelle soit minimaliste ou remorque tout l’espace. Heureusement que son solo le plus long dure seulement quelques minutes car il aurait pu nous faire oublier le reste. Je me demande ce qui a donné l’idée à David Bobée de l’inclure dans ce projet mais il a bien fait.

Franck Unimon, ce mercredi 16 octobre 2019.

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