Nous nous accrochons à des décors. S’ils nous sont familiers, ils ne sont pas là pour être apprivoisés. Car ils sont carnivores et nous dévorent.
Le lundi est un décor bien connu. C’est le premier jour de la semaine. Celui par lequel tout commence. La déprime ou l’enthousiasme. L’échine ou les miasmes.
Commencer une semaine, par la première séance de cinéma, celle de 8h05, par Nomadland de Chloé Zhao, j’ai dû le mériter. Peut-être parce-que la semaine dernière, j’ai osé préférer aller regarder Black Widow, un film de super-héros, une grosse production hollywoodienne.
Ce lundi, c’était tout à l’heure, j’étais seul dans la salle. Dehors, il faisait gris, un peu frais et il pleuvait. Cela avait un peu désespéré une de mes collègues de ce matin :
« Un mois de juillet, sans soleil ! On se croirait en Novembre ! ».
Mon collègue de nuit avait essayé de la désamorcer en lui disant : « La pluie, c’est bon pour les tomates ! ».
J’avais été content de pouvoir dire qu’après le travail, j’allais me rendre au cinéma. C’est peut-être pour ça que j’ai été puni en allant voir Nomadland. Ce qui n’était pas prévu, au départ.
Les film Teddy et Sound of Metal étant indisponibles, je me suis rabattu sur Nomadland dont j’avais entendu dire beaucoup de bien à sa sortie il y a plusieurs semaines. Je n’étais pas – encore- tenté par Sans un Bruit 2. J’ai hésité un peu en faveur de Benedetta de Verhoeven avec l’actrice Virginie Efira. J’aime, sous sa fadeur apparente (il y a des actrices et des blondes plus attrayantes) la « rapacité » de son jeu.
Mais j’ai opté pour Nomadland dont j’avais oublié l’histoire. De toute façon, j’aime en savoir le moins possible sur un film avant de le voir. J’avais même oublié que Zhao avait obtenu l’Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisatrice en 2021 avec Nomadland. J’en étais resté au prix qu’elle avait obtenu à la Mostra de Venise en 2020.
J’avais vu et aimé le précédent film de Zhao, The Rider. C’est surtout ça qui m’a décidé à aller voir Nomadland. J’avais aussi oublié que l’actrice Frances McDormand, que j’aime voir jouer, occupait le rôle principal.
On a sans doute, en parlant de Nomadland, fait des comparaisons avec l’œuvre Sur la Route de Jack Kerouac ou avec le film Into The Wild adapté au cinéma par Sean Penn.
Il y a sans doute de ça dans Nomadland. Mais, pour moi, ce film est un alcool fort sans l’ivresse. Malgré son titre, le film nous laisse sur le bord de la route. D’accord, on y roule beaucoup et c’est bien sûr mieux que de vivre parqué sans perspectives dans un hôpital ou ailleurs. Mais ce sont des rêves brisés qui roulent. Celles et ceux dont les décors de vie se sont plantés un jour ou l’autre. Pour raisons économiques. Pour raisons de santé. Pour cause de deuil. Pour cause de stress post-traumatique. A partir de là, le scénario de la vie normale faite de sédentarité, d’emploi en CDI et de réussite matérielle s’est arrêté pour eux. Le rêve américain prend bien-sûr une trempe supplémentaire sans doute nettement supérieure à celle subie le 11 septembre 2001. Sauf que cette blessure apparaît encore modérément dans les grosses productions américaines comme dans les unes des journaux parce-que le pays est encore suffisamment étendu. Parce-que les Etats-Unis sont encore la Première Puissance mondiale. Et parce-que les Etats-Unis n’en sont pas encore au stade où certains de leurs habitants, tels les migrants en provenance d’Afrique, du Maghreb, d’Asie ou du Moyen-orient, traversent la mer en espérant trouver mieux ailleurs.
Quelle ironie de voir ce pays, civilisation de l’automobile, recycler ici, mais en voiture, les transhumances qui avaient sans doute été celles des tribus indiennes, lorsque, à pied ou à cheval, celles-ci avaient été acculées par les colons européens à devoir quitter leurs territoires et leur histoire.
En France et dans les territoires d’Outre-mer, il a existé et il existe des équivalents à ces migrations intérieures mais aussi à certains mouvements sociaux. En France, les mouvements sociaux récents les plus marquants sont bien-sûr ceux des gilets jaunes. En Guadeloupe, en 2009, il y avait eu le mouvement Liyannaj kont pwofitasyon.
Cependant, on peut aussi penser à tous les autres mouvements sociaux qui ont essayé ou qui essaient d’amoindrir ou de défenestrer la « violence du libéralisme ». Il m’est impossible, à un moment ou à un autre, de faire l’économie de cette formulation :
« La violence du libéralisme ».
Surtout lorsque certaines scènes de Nomadland se passent dans l’enceinte d’un site de l’entreprise Amazon, dont le propriétaire, Jeff Bezos, est depuis plusieurs années l’homme le plus riche du monde. Et, dans Nomadland, on voit bien ce que sa richesse et sa réussite doivent – comme bien des richesses et des réussites- aux conditions de vie et de travail plus que pénibles, de quantités de gens, de tous âges, de toute origine ethnographique et de tout niveau socio-culturel confondus.
Le personnage de Fern (interprété par Frances McDormand) nous fait entrer dans le fleuve de toutes ces personnes qu’elle rencontre ou retrouve, et qui, comme elle, sont tout sauf des parasites. Ils travaillent, se font à toutes sortes de jobs, le plus souvent saisonniers, au gré de ce qui leur est possible. Ils forcent l’admiration et le respect tout en n’obtenant rien d’autre de leurs contemporains ou de leur gouvernement des réactions et des sentiments inadaptés :
Incompréhension ( percevoir Fern comme « homeless » au lieu de « houseless » , peur, des réponses inhumaines (le montant des pensions de retraites, par exemple).
Un parallèle est évidemment possible avec notre avenir social en France. Même s’il nous est souvent rappelé que la société américaine et la société française diffèrent, on peut aussi se dire que certains exemples américains louchent de plus en plus vers l’hexagone. Lorsque l’on pense par exemple à la réforme des retraites. Ou à la décision gouvernementale récente, en France, de reculer désormais l’âge du départ à la retraite à 64 ans.
Les seuls maquillages à mon sens trop présents dans Nomadland sont les passages de violons et de piano. Je crois que le film – que j’ai aussi trouvé un peu trop long- aurait été meilleur sans ces anesthésiants :
Une scène entre Fern et sa sœur ou une autre entre Fern et Bob Wells, sans violons et sans piano, en attestent.
Si Nomadland est un alcool propre à déglinguer la moindre ivresse, il sait aussi mieux nous rapprocher de cette faiblesse qu’est la caresse.
Franck Unimon, ce lundi 12 juillet 2021.