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Leave no Trace, un film de Debra Granik.

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C.E.O HELL SINKY, author, journalist, documentary

                                                 

Instinctivement,  et avec un petit peu de chance, pour survivre à une guerre,  il est peut-être nécessaire de préférer sa vie à son âme. Plus tard, où que l’on soit, notre âme saura nous rappeler ce choix : il n y a pas de meilleure proie pour elle que celle ou celui que l’on croît être. Le trauma ou la culpabilité feront alors partie des tomahawks de notre âme. Et nos parcours de reconnaissance, les plus prudents comme les plus sophistiqués, seront plus d’une fois pris de court par la trajectoire de ses tomahawks.  

MYAB_05-17_02449.CR2 . L’actrice Thomasin McKenzie et l’acteur Ben Foster dans ” Leave no Trace”.

Leave no trace raconte l’histoire d’un père et de sa fille Tom, adolescente. Tous deux ont décidé de vivre en autarcie en pleine nature, dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, à l’abri des hostilités du monde urbain contemporain. Ils ont rompu le fil avec la toile d’internet, des réseaux sociaux et des multiples mutations technologique comme avec la toile de Spiderman. Bien que blancs, leur mode de vie est bien plus proche de celui des Amérindiens d’avant l’arrivée des colons européens et du départ du génocide que du mode de vie résiduel des geeks. A les voir aussi bien rôdés  dès le début du film, on comprend que cela fait déja un bail  que ça dure. Pour nous, citadins remorqués par toute une gestuelle industrielle et administrative, leur quotidien sera l’équivalent de vingt fois le sommet de l’Annapurna et de plusieurs générations d’existences à la dure. Pour eux, vivre de cette façon est tout ce qu’il y a- à peu près- de plus normal. Ils ne lisent donc pas les diverses chroniques de UrbanTrackz et n’en n’entendront sans doute jamais parler. En plus, ils n’ont même pas la radio. Mais quelques livres dont un dictionnaire. 

Jennifer Lawrence, dans “Winter’s Bone” avant les “The Hunger Games”, avant son rôle de Mystique dans les “X-Men”, avant l’Oscar….

Dans son film Winter’s Bone (réalisé en 2010), déjà, qui avait fait connaître l’actrice Jennifer Lawrence et lui avait ensuite permis en à peu près cinq ans, top chrono, de devenir une actrice oscarisée et remarquable, la réalisatrice Debra Granik, mettait en scène la « relation » de Ree, jeune femme de 17 ans, avec son père. La jeune Ree (l’actrice Jennifer Lawrence, donc), aînée de plusieurs enfants,  vivait dans cette Amérique- blanche- oubliée ou profonde, rurale et régulatrice de ses propres lois. Cette Amérique, dans la forêt des Ozarks, étant l’une des révélatrices et des cicatrices d’un certain inconscient américain. 

Au début de Winter’s Bone,  Ree apprenait que leur père, «  ancien dealer», avait mis leur maison en caution et qu’ils  risquaient donc l’expulsion (ça vous rappelle un chouïa  The Hunger Games ?). Cela la décidait à sortir de la maison et à partir à la recherche de leur père parti plus longtemps que d’habitude. Dehors, dans ce patelin de l’Etat du Missouri, la fréquentation de la famille paternelle s’avérait être un danger potentiel parmi d’autres : 

L’acteur John Hawkes dans ” Winter’s Bone”.

Le frère aîné du père ( l’acteur John Hawkes, très bon dans ce rôle et si différent de celui qu’il tient dans Moi, toi et les tous autres de et avec Miranda July, 2005)  étant la version humaine d’un loup très superficiellement socialisé et  pouvant se montrer aussi menaçant que violent.  

Dans Leave no trace, la jeune Tom (l’actrice Thomasin Mc Kenzie) et l’acteur Ben Foster vont un peu plus loin dans la relation entre un père et sa fille. Dans une forêt, ils dorment côte à côte dans une même tente en pleine nature à l’écart de tous et entretiennent entre eux la même relation fusionnelle et symbiotique que celles qu’ils fondent avec cet environnement naturel situé aux abords de la ville de Portland, Oregon.  Ils y ont établi leur campement provisoire. On pourrait les voir comme des espèces de babas cool ; comme un père et une fille ayant une relation incestueuse ou comme ces nombreux « évaporés » de la société japonaise qui font partie des déclassés de la société.

Rambo I Rambo: first blood 1982 RŽal. : Ted Kotcheff Sylvester Stallone Collection Christophel
Vincent Lindon ? Non, Sylvester Stallone.

On pourrait aussi voir ce film comme une déclinaison du personnage de Rambo vivant dans la forêt avec sa fille puisque le type d’entraînement que le père (l’acteur Ben Foster), ancien vétéran de guerre (en Irak ou en Afghanistan ? Ce n’est pas précisé) enseigne à sa fille marche sur ses traces : 

Leave no Trace.

L’actrice Saoirse Ronan et l’acteur Eric Bana ( Hulk est caché dans cette photo. Est-ce que quelqu’un le trouvera ?).

L’âge un peu plus juvénile du personnage de Tom par rapport au personnage de Ree rappelle aussi celui de Hanna réalisé par Joe Wright en 2011 avec l’actrice Saoirse Ronan dans le rôle principal face à Eric Bana et Cate Blanchett. 

Mais dans Leave no Trace, Debra Granik délimite très bien son sujet : on n’est ni dans une relation incestueuse et ni dans un film de Rambo. Et c’est une des nombreuses habilités de son film qui, pourtant, par certains côtés, en tant que réalisatrice, rappelle aussi le cinéma d’une Kathryn Bigelow pour sa capacité à savoir filmer, quand l’histoire le nécessite, un certain mode de contact classifié comme « viril » et « masculin ». Mais  Debra Granik donne plus d’importance aux femmes et à la relation. Kathryn Bigelow est plus portée sur la « castagne ». 

Une des photos issue du film ” Démineurs” de Kathryn Bigelow. Avant ou après son divorce de James Cameron ?

Démineurs qui donnera l’Oscar en 2010  à Kathryn Bigelow est plutôt un film de « mec » réalisé par une femme. Pendant que dans le cinéma d’un Jeff Nichols (Take Shelter, Mud, Midnight Special), ce sont plutôt des hommes qui, malgré leur sensibilité maternelle et leur vulnérabilité, restent maitres de leur destin en faisant des sacrifices.   

Dans Leave no Trace, L’intervention des Rangers et leur façon d’entrer en contact, de façon «  virile » et « masculine », avec le père de Tom et celle-ci dans la forêt, succède ici à l’intervention  de l’armée américaine ou des des cow-boys du temps de la colonisation des Etats-Unis au détriment des Amérindiens. Sauf qu’ici, le père de Tom, ancien vétéran de l’armée qui a donc sans doute pratiqué ce même genre d’intervention à l’étranger, est ici l’égal de l’Amérindien délogé de son rêve terrestre. Traqué, capturé puis persécuté par un Etat américain qu’il a contribué- comme des milliers d’autres- à maintenir puissant et omniprésent  au delà de ses frontières, le père de Tom se retrouve réintroduit de force avec elle dans ce rêve américain qu’il avait décidé de fuir et dont il a voulu, coûte que coûte, la préserver. 

Dans Leave no trace, l’ennemi n’est pas le Noir, le Latinos, l’Homosexuel, le transexuel, le musulman, le Mormon, le tueur en série, le dealer, le proxénète, la bande rivale, le mafieux ni même le marginal ou la femme. Mais bien l’Etat Américain, son consumérisme, et sa norme dominante qui sont ce rêve qu’il entend continuer de perpétuer et d’imposer à marche forcée avec une bienveillance aussi sincère qu’inquiétante à ses citoyens.  

Cette bienveillance bien rôdée, bien éduquée, aussi puissante économiquement que psychiquement, est bien entendu un poison invasif aussi destructeur que le glyphosate dans les cultures ou le plastique dans les océans :

Tom et son père, comme les Amérindiens, font l’expérience- obligée- de la vie dans une réserve. A partir de là, on « sait » que cette expérience aura des effets contraires et secondaires sur Tom et son père. Et que celui-ci, comme n’importe quel parent devant son enfant devenu adolescent puis adulte, va  bientôt être touché par l’obsolescence malgré tous ses combats et tous ses souhaits pour son enfant. Car ses projets de vie sociale comme ceux proposés par l’Etat américain finissent par tourner dans le vide. Ce vide est fait de mort et de dépression. Face à cette mort et à cette dépression, le père de Tom propose et impose une  marche et une fuite perpétuelle, concrète et nomade dans la nature.  Sur le territoire américain, il est resté ce soldat engagé dans une guerre par l’Etat américain hors du territoire américain quelques années plus tôt et qui continue de chercher à préserver  sa survie.  Cette guerre est un Tomahawk  dont l’impact quelque peu mystique lui a pris sa vie,  lui laissant l’éclat apparemment intact de son corps et de certaines convenances sociales telles que la politesse. Mais les élans chaloupés du titre Natural Mystic de Bob Marley ont malheureusement été largement arrachés par l’implantation d’un lancinant syndrome post-traumatique ou PTSD en Anglais. 

L’actrice Thomasin McKenzie et l’acteur Ben Foster dans ” Leave no Trace”.

Cette guerre qui séquestre le père de Tom est une fenêtre aussi impossible à refermer qu’à expulser. Soit tout le contraire de son corps dont la présence sur le sol américain dérange les Lois de l’Etat américain. Son corps sans dérogation peut donc être expulsé ou manipulé par les rangers ou sollicité par les forces sociales qui essaient de le réinsérer dans un bercail (la réserve, un métier imposé) qui est en contradiction avec ses entrailles…mais qui séduit et rassure en partie sa fille, Tom, la moitié saine de ses entrailles, qui est la seule personne avec laquelle son esprit accepte et souhaite encore être relié. Si le professeur Xavier des X-Men était là, il dirait à propos du père de Tom que celui-ci refuse de le laisser entrer dans ses pensées et ses émotions.  

De son côté, face à la mort à la dépression, l’Etat américain, lui,  propose et impose à ses citoyens, séduits ou forcés, de rester reliés à une fuite perpétuelle, concrète et sédentaire dans le consumérisme et une certaine vie urbaine et connectée. Il faut se rappeler que des citoyens tels que Edward Snowden ou Bradley Manning( désormais Chelsea Manning), considérés comme des traitres à la Nation américaine ou comme des  «lanceurs d’alerte », sont au départ des citoyens américains. Mais aussi des militaires particulièrement compétents dans le domaine informatique. 

Ce n’est peut-être pas un hasard si, dans la vraie vie, un Edward Snowden, par exemple,  hyper-connecté, apparemment plus Geek et plus urbain que nomade, et semblant plus proche de la figure du fictif civil lambda, Mr Anderson, ( Néo sous son pseudo) dans Matrix (1999) des ex-frères Wachowski (désormais Lana et Lilly) que du père de Tom dans Leave no Trace, est au départ un citoyen américain: 

Pour parodier un peu les ex-frères Wachowski, Edward Snowden, en étant un des agents actifs au sein de «  la matrice » des services secrets américains, était particulièrement informé de cette manière dont nous sommes constamment privés de nos libertés individuelles et de nos possibilités réelles de nous épanouir en tant qu’individus malgré les vitrines, les écrans, les selfies, mais aussi les crédits, et les miroirs séduisants et rassurants où nous prenons plaisir à rester captifs pendant des heures, de nuit comme de jour, seuls ou avec nos proches et nos aussi nombreux que « virtuels », réels ou éphémères amis et connaissances.

Et, afin de prévenir tout malentendu, il faut aussi voir les religions, les partis politiques, la façon dont on les pratique, certaines associations, sectes, groupes et organismes auxquels on s’identifie comme faisant aussi, potentiellement, partie de ces « vitrines, écrans, selfies et miroirs séduisants où nous prenons plaisir à rester captifs… » car ils nous servent d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Notre mode de vie connecté nous laisse en effet souvent la liberté de  choisir entre une certaine dépression et une certaine parano ambiante avec plein d’ilots de consommation au milieu afin de nous ressourcer.  

L’actrice Thomasin McKenzie dans ” Leave no Trace”.

 Dans Leave no Trace, Tom, grâce  aussi aux apprentissages qu’elle a faits aux côtés de son père, a cerné ces miroirs aux alouettes. Ceux de la société américaine ainsi que ceux de son père, qui se révèle, malgré ses extraordinaires compétences pour la survie, être une sorte de petit poucet, incapable de se retrouver un foyer. Parce-que ses plaies sont devenues son véritable foyer. Et Tom a compris qu’elle ne pourra pas l’aider davantage à se séparer de ce foyer.   

On pourrait reprocher au film d’être une apologie idéalisée du mode de vie survivaliste car il est vrai que Debra Granik nous montre une vision plutôt apaisée et « peace and love » de cette tendance.  L’argent est ici délaissé ou seulement utilisé ponctuellement lorsque l’on doit en repasser, furtivement, par le « continent » de la société de consommation qui ressemble alors à une gigantesque étendue délétère.  La priorité est donnée à l’entraide,  la spiritualité, la tranquillité, l’acceptation des autres et à la cohabitation avec la nature. 

Tom est aussi une de ces ados « modèles » que le cinéma nous pond régulièrement. Même si Leave no Trace appartient plus au cinéma d’auteur ou dit indépendant qu’au cinéma grand spectacle. On peut concevoir que sa relation privilégiée avec son père, faite d’affection réciproque, alors que tant d’enfants souffrent de l’absence et du manque de complicité avec leurs parents, puisse expliquer une telle harmonie. Mais, en général, dans la « vraie vie », lorsque l’on vit vingt quatre heures sur vingt quatre, en exclusivité avec celles et ceux qu’on aime, même à l’air libre, on finit par se créer quelques embrouilles à deux balles. Alors, on en déduira que Debra Granik a voulu adoucir un peu  l’histoire suffisamment chargée comme ça. 

Car Leave no Trace est peut-être un titre trompeur. 

Après la guerre contre les Anglais pour obtenir son indépendance, après la traite Négrière et les Etats esclavagistes, après le génocide des Amérindiens, l’Etat Américain, Première puissance mondiale, semble incapable d’enrayer sa marche guerrière hors de ses frontières comme à l’intérieur de ses terres. Ses citoyens mutilés, lynchés, déportés,  massacrés et oubliés en sont les multiples traces.  

Cet article a été rédigé avec une pensée particulière pour Aude et Pierre. 

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