Depuis ses débuts, le rap véhicule les réalités de la rue, les tensions sociales, les parcours de vie bruts. Mais depuis quelques années, la question se pose avec insistance : existe-t-il un lien entre le rap et la grande criminalité ? Est-ce un lien réel, forgé par des faits ? Un lien fantasmé, mis en scène par les artistes eux-mêmes ? Ou les deux à la fois ? Pour y répondre, il faut explorer trois dimensions : celle du lien voulu, du lien contesté, et du lien réel.
1. Le lien voulu : la criminalité comme choix esthétique
Le rap n’est pas un genre musical homogène. Il existe du rap conscient, de la pop urbaine, de l’afro-trap, de la drill… et aussi une branche bien particulière : le gangsta rap, qui puise directement son inspiration dans les récits de criminalité et de codes de la rue. Ce sous-genre fonctionne comme un cinéma sonore : on y trouve des histoires de gangsters, des références à des figures mafieuses, un storytelling calibré.
Dès les années 90, le Wu-Tang Clan posait les bases de cette esthétique avec Enter the Wu-Tang (36 Chambers), un album culte dont les textes empruntent autant à la rue qu’aux films de kung-fu ou aux codes mafieux. En France, cette veine s’est prolongée avec des projets comme Pucc. Fiction d’Oxmo Puccino, qui raconte le quotidien d’un homme dans la criminalité avec un ton poétique et réaliste. TK, avec Le Cartel d’Ali, s’inspire de l’imaginaire narco pour construire un projet à mi-chemin entre le second degré et le roman noir. SCH, dans Gomorra, va encore plus loin en incarnant un tueur à gages dans un univers inspiré des séries mafieuses italiennes.
Ce lien entre rap et criminalité n’est donc pas uniquement narratif : il devient identitaire. Lacrim, par exemple, ne se contente pas d’en parler — il l’a vécu. Originaire de Chevilly-Larue, il est incarcéré pour détention illégale d’armes, avant de sortir son album Corleone, qui décroche un disque d’or dix jours seulement après sa libération. Dans son cas, la crédibilité de rue n’est pas une image : c’est un parcours. Booba, quant à lui, cite régulièrement des figures comme Tony Montana, Sosa ou Scarface, et transforme la mythologie criminelle en un pilier esthétique.
La drill, née à Chicago avec Chief Keef et Lil Durk, pousse cette logique encore plus loin. Dès ses débuts, la drill est une émanation directe de la culture des gangs, dans ses textes comme dans ses visuels. En traversant l’Atlantique, elle s’installe à Londres dans les quartiers de Brixton et Tottenham, avec des groupes comme les Harlem Spartans, et garde une imagerie de guerre de territoires. En France, la drill conserve cette essence brute : visages masqués, armes exhibées, récits de représailles. Quand elle est fidèle à ses racines, elle devient elle aussi le miroir direct d’un certain environnement criminel.
2. Le lien contesté : entre mythe et caricature
Mais ce lien affiché, voulu, assumé, est aussi contesté. Certains artistes refusent que la légitimité dans le rap passe nécessairement par une posture de voyou. Dès les années 90, Rocca, membre de La Cliqua, dénonçait déjà cette surenchère dans son album Entre deux mondes, affirmant que “les gangsters ne traînent pas dans les studios”. Pour lui, beaucoup de rappeurs jouent un rôle, alimentent un fantasme, loin des réalités de la vraie criminalité.
Cette tension traverse encore le milieu aujourd’hui. Lorsque Mehdi Maizi invite dans son émission un artiste électro-pop aux influences urbaines, certains rappeurs dénoncent une trahison. Ce malaise révèle une chose : dans une partie du rap, le lien avec la rue — et par extension la criminalité — semble devenu un critère d’authenticité. Comme si un rappeur ne pouvait pas exister sans référence au crime. Pourtant, cette idée enferme le genre dans un stéréotype, et empêche sa diversité de pleinement s’exprimer.
À travers cette critique, ce sont les contours mêmes du rap qui sont interrogés. Doit-on être crédible parce qu’on a fait de la prison ? Est-ce qu’un artiste qui n’a jamais touché à l’illégal peut être pris au sérieux dans le rap ? Le débat reste ouvert, mais une chose est sûre : le lien avec la criminalité est devenu un code culturel au sein d’une certaine scène rap, plus qu’une réalité vécue.
3. Le lien réel : quand les faits dépassent la fiction
Mais dans certains cas, le lien dépasse la symbolique. La criminalité n’est plus un décor : elle devient un fait. En France, plusieurs rappeurs ont été directement impliqués dans des affaires de grande envergure.
En 2023, MHD est condamné à 12 ans de réclusion criminelle pour un homicide lors d’une rixe à Paris. Lacrim, poursuivi pour détention d’armes de guerre, est contraint à une cavale internationale avant de se rendre aux autorités. Koba LaD est cité dans l’enquête sur l’évasion meurtrière de Mohamed Amra, où deux agents pénitentiaires sont tués. Da Uzi est interpellé avec 4 kilos de cannabis, une arme à feu et près de 6 000 euros en espèces. SCH est indirectement lié à une fusillade après un showcase, dans un contexte de pressions mafieuses. Zola est arrêté pour conduite dangereuse sous stupéfiants, Naps est mis en examen dans une affaire pénale complexe.
Et ce n’est pas tout. En 2024, une enquête révèle qu’un réseau de trafic de cocaïne, le Ghost Team, est dirigé par un rappeur, Fabrice P., qui se sert de ses clips pour glorifier ses activités criminelles et maintenir son emprise. Le rap n’est plus ici une fiction : il devient outil de propagande, de légitimation, voire de recrutement.
Conclusion
Alors, le lien entre rap et grande criminalité est-il réel ? Oui, mais il est d’abord voulu, construit, mis en scène. Le gangsta rap, la drill, les figures comme Lacrim ou Booba font de ce lien un socle artistique. Ensuite, il est contesté : une partie du rap refuse cette posture et revendique une autre voie, plus introspective ou poétique. Enfin, dans certains cas, le lien devient réel, tangible, judiciaire. Le rap flirte avec le crime, parfois s’en inspire… et parfois, s’y brûle. Une tension permanente entre récit, posture et vérité.