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Pascal Tessaud : “Lorsque l’on efface nos racines, notre mémoire, un peuple est déboussolé, amnésique, perdu dans un instinct de survie très money money”

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C.E.O HELL SINKY, author, journalist, documentary

Pascal Tessaud est né à Paris, il grandit en banlieue parisienne. Après un Bac Arts Plastiques, Il obtient une Maîtrise de Lettres Modernes et Cinéma à l’Université Paris X – Nanterre. Après avoir été animateur dans le social à Saint-Denis pendant 3 ans, il se lance en 2002 dans la réalisation de son premier court métrage “Noctambules” avec Hiam Abbass. Il réalise ensuite des documentaires TV et des clips.

En 2014, il est sélectionné à l‘ACID Cannes pour son premier long métrage de fiction “Brooklyn” qui sera distribué en salle le 23 septembre 2015 par UFO et sera sélectionné dans plus de 60 festivals à travers le monde. Le film obtient le Grand Prix du Festival International du Film d’Aubagne et en 2017 le prix du meilleur film étranger au Hip Hop Film Festival de New York ainsi que le prix de la meilleure comédienne pour Kt Gorique.

Il vient de sortie le documentaire Paris 8 la Fac Hip Hop qui retrace l’effervescence qu’il y a eu dans la faculté de Paris 8 au moment de la genèse du mouvement Hip-Hop :

Première question, pourquoi avoir choisi de parler des origines du mouvement hip hop en passant par le cas de Paris 8 ?

C’est une amie de Saint-Denis Cristina Lopes (ex rappeuse) qui m’a parlé la première de cette époque folle, elle me disait que des concerts, des émissions radio étaient organisés dans le campus de la fac et que le graff avait pignon sur rue à Paris 8, ça m’a intrigué. Elle me parlait de Mc Solaar, Mode 2, Basalt, Menelik, Passi, Stomy Bugsy, Kader Aktivist, Rapsonic, Rico, Driver, Mwidi, les Ladie’s Night. Toute la Old school légendaire se retrouvait à la fac pour construire le mouvement vers 89 après les années du Break dance et le terrain vague de la Chapelle. Forcément j’étais intrigué, du coup je lui ai demandé s’il y avait des vidéos de ces concerts etc. Elle m’a présenté il y a 9 ans Christian Lemeunier un prof d’ethnologie qui filmait le Hip Hop en action à la fac au quotidien. Je lui ai demandé de voir ces images. C’est en fouillant dans les archives du service audiovisuel que je suis tombé sur un carton abandonné, poussiéreux sous une table. Des K7 V8 avec sur les tranches : IAM, NTM, Mc SOLAAR, PASSI, STOMY BUGSY, J’ai halluciné ! Un trésor. J’ai demandé si je pouvais en prendre pour les numériser. Quand j’ai découvert l’ampleur du truc, j’ai pété un câble. Il y a des concerts organisés en 89: on se croirait vraiment dans une block party du Bronx, Hyper ghetto avec des jeunes MC’s qui allaient devenir des légendes du rap. Depuis ce jour, je me suis promis de faire un documentaire sur Paris 8. Entre temps, j’ai réalisé coup sur coup deux films : mon premier long métrage pour le cinéma BROOKLYN sur le rap à Saint-Denis et l’année suivante mon doc sur le beatbox BEATBOX BOOM BAP AUTOUR DU MONDE pour France 0 avec 16 champions du monde de la discipline. Ces deux films m’ont permis de me faire remarquer. ARTE a décidé d’acheter en distribution “Beatbox” et a souhaité me rencontrer pour travailler avec moi. C’est à cette occasion que j’ai montré les images de Paris 8, ils ont halluciné. Ce sont des images que personne n’a jamais vu. ARTE a dit oui direct !

Est ce que l’effervescence qui a eu lieu à Paris 8 a eu un effet structurant pour le mouvement dans son ensemble ?

Ce que j’ai découvert en rencontrant les protagonistes de cette histoire, c’est le côté sulfureux du professeur Georges Lapassade qui a décidé d’ouvrir grandes les portes de la fac. Il était très décrié, très clivant. Certains l’ont adoré pour son audace, sa folie et ses provocations, d’autres l’ont rejeté pour son opportunisme idéologique post – mai 68 et son paternalisme post-colonial. En découvrant les images de ces concerts, de ces murs envahis par des graffs, les émissions de radio avec la crème underground, je me suis dit que cette histoire conflictuelle, contradictoire et bouillonnante ferait une formidable arche narrative pour une série documentaire. Malgré le rejet de certains puristes, nous ne pouvons que constater que l’expérience Paris 8 a permis, à sa manière, une énorme médiatisation organisée par ces profs qui voulaient faire émerger ce mouvement comme révolution artistique majeure de notre société.

Malgré les nombreuses polémiques, force est de constater qu’ils étaient visionnaires dès 1988. Cette histoire a été curieusement minimisée par les acteurs majeurs de ce mouvement parce que Lapassade n’était pas issu des banlieues, venant du monde intellectuel. Donc on a minimisé son impact dans le mouvement alors qu’il a contribué vraiment avec d’autres profs de Paris 8 comme Desdémone Bardin et Jacky Lafortune à la construction du Hip Hop français en étant un des organisateurs les plus dévoués à la fin des années 80.

Comment vous êtes vous procurer les images ?

J’ai fait un travail de fourmi pendant 3 ans, le bouche à oreille, les rencontres m’ont permis de dénicher des trésors, j’ai dû également passer par L’INA. Mais j’ai aussi des photos, diapos, archives personnelles de tous les protagonistes de cette folle aventure. Le fond d’archive de Lemeunier a été détruit à la fac, ce qui est lamentable.

Je n’ai pu sauvegarder qu’une petite vingtaine de cassettes, plus de 150 ont été jetées à la benne à ordure avec certainement l’un des premiers concerts de rap des NTM sur les escaliers de la fac. C’est triste. Mais en sauvegardant ces cassettes, j’ai sauvé ce passé de l’oubli et de la destruction et je suis super heureux de partager cette époque avec un public intrigué. La chose la plus frappante de cette époque, c’est que les images d’archives étaient souvent tournées à Paris. Les caméras n’étant pas accessibles et le développement photographique était cher pour les banlieusards. Donc ces images tournées à Saint-Denis sont très précieuses.

Le Rap business d’aujourd’hui a t-il encore un lien avec le Rap de Paris 8 ?

Je pense que tout est lié en fait. Lorsque l’on efface nos racines, notre mémoire, un peuple est déboussolé, amnésique, perdu dans un instinct de survie très money money. On a pas assez travaillé sur la transmission de cette époque des années 80/ 90, à part les films superbes de Jean Pierre Thorn, c’est le désert en France. Il y avait de très bonnes fondations dans le mouvement hip hop français que les jeunes ont du mal à connaître, faute de films et documentaires de qualité sur le sujet. Les américains ont un patrimoine historique de grande richesse, ils ont su tout archiver. Quand on voit les nombreux documentaires Hip Hop remarquables aux States « Style Wars », « Tupac and Biggie », « Scratch », « Freestyle », « Nas – Time is illmatic », « Art of Rap », « Beat, Rhymes and live » etc. on se dit que la France est à la ramasse. Les séries documentaires de Netflix par exemple sont vraiment remarquables : “The Decent One” sur DR DRE et “Hip Hop Evolution” permettent à un jeune public de connaître son histoire, ses racines en détail.

Heureusement Arte a compris qu’évoquer l’Histoire du Hip Hop français était une grande richesse culturelle et une nécessité, leur production récente de quatre web série documentaires va dans le bon sens. Il faut encore plus de films qui montrent les fondamentaux de la Culture Hip Hop. Malheureusement le service public ne fait pas son travail de vulgarisation de la culture urbaine. France Television va fermer France 0 qui développait les documentaires urbains de très bonne facture. Il n’y a plus d’espace pour cela et c’est pathétique. Heureusement Arte est là. Ils programment à l’antenne le film culte RIZE. Respect !

Est ce qu’on doit regretter la “popularisation” et la “médiatisation” du Rap ?

La force de la culture Hip Hop, c’est qu’elle est née dans la rue, pas dans des facs ou des conservatoires, elle a toujours eu un contact direct avec un public populaire. Ce n’est par hasard que le rap touche autant les bulgares, les grecs, les mexicains, les allemands, les sénégalais etc. Le rap est devenu la musique numéro un dans le monde. C’est une belle victoire. Le problème n’est pas la médiatisation du rap mais plutôt qui produit et qui diffuse quoi ?

En France, je trouve que la tendance assumée de l’image du « voyou dealer de drogue » a été construite par le marché, pour séduire les petits bourgeois en mal de sensation forte. On vend la banlieue au plus grand nombre avec cette image caricaturale qui rassure la classe moyenne. Qui achète massivement la drogue ? Ceux qui ont le plus d’argent et qui veulent se divertir. Donc ce rap de consommation est révélateur de l’état de notre société. On consomme de la drogue, on consomme de la musique avec cette étiquette de l’illicite. Heureusement l’histoire du rap français a su éviter ces clichés avec des plumes acérées, conscientisées depuis les débuts et des gens comme Fabe, Lino, Kery James, Kool Shen, Casey, Akhenaton, Scred Connexion, Fonky Family, La Cliqua, Time Bomb, Keny Arkana etc proposent autres choses que cet esprit consumériste. Ils ont construit une Culture qui influence la nouvelle génération. Il y a toujours eu ce conflit rap conscient / rap commercial. La différence c’est que dans les 90/2000 le rap conscient était disque d’or, désormais il est l’underground. On ne peut pas reprocher à un art – le rap d’être en phase avec sa société, quand on voit comment Macron, soutenu par l’élite oligarchique, se vautre dans une idéologie de droite dure hyper capitaliste, il ne faut pas s’étonner que la base, la rue adoptent les mêmes valeurs mercantiles.

Est ce que le mouvement né à Paris 8 n’est pas le mai 68 du Hip Hop ?

Certains le revendiquent comme BASALT ou Menelik dans la série. Même si le fantasme de ces profs était de créer une convergence des luttes entre l’extrême gauche et les classes laborieuses des banlieues, qui avait vraiment échoué en Mai 68, la tentative de Lapassade, Bardin et Lafortune a réussi par la culture, par l’expression artistique pendant près de 4 ans. L’engagement n’était plus dans l’idéologie mais dans la construction d’une passerelle. Permettre concrètement à des jeunes démunis des quartiers, rejetés de la société française, d’avoir des outils, un espace d’expression libre, de construction d’une identité et d’une culture. Je trouve cette démarche vraiment remarquable. Quand on voit la proposition du gouvernement Macron de discriminer les étudiants de banlieue avec ParcourSup et les étudiants étrangers sur leurs coûts d’inscription, les soixante-huitards de Paris 8 avaient eux cette générosité d’ouvrir les portes, parfois avec maladresse.

Mais avec cette vision inclusive de permettre aux enfants du prolétariat d’avoir les mêmes possibilités que les enfants de la bourgeoisie, c’est utopique, c’est magnifique. Au-delà de l’aspect nostalgique de l’âge d’or du hip Hop Français, ma série documentaire questionne notre société en 2019, notamment sur la disparition des lieux de dialogues entre les mondes, entre les classes sociales. Tout nous divise, tout nous sépare. La Culture et l’école publique devraient être les lieux de la confrontation, de la discussion et de l’échange plutôt que de l’exclusion, de l’hyper-compétitivité et d’une vision verticale de la connaissance. Ce qui est remarquable dans l’expérience de Paris 8, c’était justement cette horizontalité du savoir. Des rappeurs et des graffeurs sans le bac donnaient des conférences en amphi ou donnaient des cours de graff et amenaient la culture populaire au sein des institutions. La France a toujours méprisé les cultures populaires. L’expérience de Paris 8 est donc révolutionnaire et expérimentale. Les Etats Unis ont su développer par la suite l’étude des cultures populaires dans les plus prestigieuses universités américaines. La France est tristement élitiste et passéiste dans ce domaine.

Que pouvez vous dire de Georges Lapassade ?

Lapassade est une énigme. A la fois courageux, frondeur, bâtisseur, un véritable visionnaire qui voulait bousculer l’ordre des choses et imposer une culture de banlieue comme une chose fondamentale pour renouveler la société française en prenant en considération l’apport créatif des enfants de l’immigration et du monde ouvrier. Cependant en découvrant la série, on se rend compte de ses défauts, de sa part d’ombre, son côté tyrannique, intriguant, qui veut s’imposer par tous les moyens nécessaires comme l’unique référent universitaire du mouvement. Je montre dans la série son conflit d’égo avec Desdémone Bardin, professeur en linguistique d’anglais qui avait vécu à New York et connaissait mieux que lui la culture hIp hop. Je montre dans la série son machisme dominant. Lui, qui était décrié comme homosexuel d’extrême gauche, reproduit paradoxalement des instincts dominants de cette fameuse verticalité patriarcale bourgeoise. Ce qui est touchant dans la série, c’est de voir comment son désir narcissique de devenir un Gourou indispensable s’effondre et qu’il finit meurtri, abandonné et déchu. ça l’humanise a posteriori et permet d’apprécier à sa juste valeur l’importance de son action pour faire émerger le mouvement Hip Hop

Mais je tiens à préciser que la série « Paris 8, la Fac Hip Hop » n’est pas un documentaire sur les profs mais principalement sur les acteurs centraux du mouvement hip hop : Mc Solaar, Mwidi, Banga, King Bobo, Eros, Mode 2, Sear, Swen, Juan Mag 3, Ladie’s night, Driver, Reak, Menelik, Rap Sonic, Passi, Asko, Moda, Rico, Cristina Lopes, Kader Aktivist, Franco de la Brigade, Alibi Montana, etc voilà les gens passionnants que nous découvrons dans des archives de qualité exceptionnelle et totalement inédites. J’ai fait cette série pour les passionnés de cette culture et aussi pour les gens curieux qui découvrent un pan de notre histoire sortie des abîmes .

Retrouve le documentaire en intégralité et gratuitement ici

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